Par Christophe Carmarans Publié le 05-09-2015
Publié le 05-09-2015 Modifié le 05-09-2015 à 15:34
Edouard Elias n'était jamais venu en Afrique avant son reportage en RCA avec la Légion étrangère. Christophe Carmarans / RFI
Le français Edouard Elias s’est vu décerner au festival Visa pour l’image de Perpignan le Prix Rémi Ochlik du meilleur reportage pour une série publiée dans L’Obs en novembre 2014. Véritable pile électrique, ce très jeune photojournaliste nous fait partager son expérience au sein de l’opération Sangaris en RCA.
Edouard Elias, vous avez décidé de travailler en République centrafricaine au sein de la Légion étrangère. Pourquoi ce choix ?
Je cherchais à couvrir le conflit centrafricain et, lorsque j’ai vu le travail des autres photographes, personne n’avait vraiment couvert le conflit côté français. C’est aussi simple que ça. Tout a été fait sur les anti-balaka, les ex-Seleka mais un vrai sujet « embedded » [journaliste(s) incorporé(s) au sein d’une unité de combat], ça n’avait pas été fait. Voilà pourquoi. C’est tout con, en fait. Je me suis dit : « Personne ne l’a fait, donc je vais le faire ». C’est juste un angle différent de ce qui avait été fait.
Il s’agissait d’une mission particulièrement compliquée pour ces légionnaires ?
Oui et pour l’armée française en général. Moi j’ai suivi particulièrement la Légion étrangère, mais d’autres régiments de l’armée française étaient aussi déployés dans d’autres endroits qui étaient également assez compliqués. Mais là, oui, c’était très éprouvant. Ce n’est pas un conflit habituel, c’est une mission de maintien de l’ordre. Mais on est quand même pris à partie. La végétation, très dense, très dure, le climat qui change, les réfugiés tout autour, les mouvements de populations, les choses qu’ont vues les gars qui n’étaient pas très très belles à voir quand ils arrivaient dans des endroits où des exactions avaient été commises… tout cela, ça en a marqué plus d’un. Beaucoup de ceux qui m’en ont parlé m’ont avoué que cela avait été une opération très très dure.
Les exactions en question avaient souvent cours à l’arme blanche…
On parle d’armes blanches mais on parle aussi d’armement, mais voilà ! On est dans un endroit où il y a eu des dizaines de morts dans des maisons. C’est malsain ! Même pour des légionnaires, qui sont des militaires qui ont choisi d’aller au combat, voir ces choses-là, ça travaille toujours un homme.
Dans les conflits traditionnels, les militaires ont affaire à un ennemi visible et identifiable. Dans ce type d’environnement, ça n’est pas du tout le cas…
L’ennemi invisible reste le pire des ennemis. C’est l’ennemi qui est présent dans la pensée, présent dans les doutes, dans les rêves. La tension est palpable. Donc, en quelque sorte, on ne se sent jamais rassuré, ce qui fait que lorsque vous avez déjà une certaine tension, ce sont des choses qui ne vous rassurent pas. Et ça vous tient toute la journée. C’est ce qui est le plus fatigant, ça épuise moralement. Et le moral vient affecter le physique.
Un rare moment de détente entre deux sorties pour les soldats de la Légion étrangère. Edouard Elias / Getty Images Reportage
Personnellement, cela vous a pris combien de temps avant de vous sentir « confortable » au sein de cette unité de combat ?
Une semaine. Sur un mois, il m’a fallu une bonne semaine. Après j’ai mes façons de bien m’intégrer avec les gars, c’est ce que je recherche. C’est ce qui me plaît dans ce métier : me faire intégrer dans des milieux complètement différents. C’est ce que je recherche pour vraiment entrer dans l’intimité des gens. Mais il m’a bien fallu quand même une semaine pour commencer à me sentir à l’aise. Au début on m’a appelé « le journaliste », après on m’a appelé « le paparazzi » et à la fin, on m’appelait « Edouard ».
La République centrafricaine, vous connaissiez ? Vous y étiez déjà allé auparavant ?
Jamais ! C’était même ma première fois en Afrique. J’étais déjà allé en Afrique du Sud mais on peut dire que c’était ma première fois en Afrique.
Et pour le coup, le baptême du feu, au sens premier du terme, a été assez violent …
Oui mais ensuite j’ai fait le Congo RDC, le Kivu. Et puis encore après je suis parti au Tchad et au Cameroun sur Boko Haram. Donc, avec l’Afrique, je n’ai pour l’instant que des expériences dans des zones un peu compliquées.
Mais, malgré votre jeune âge (24 ans) vous étiez déjà « blindé », vous aviez une certaine expérience des zones de conflit non ?
On n’est jamais vraiment « blindé », mais j’avais certainement un peu d’expérience. Mais j’essaie aussi de ne pas « me blinder ». J’essaie de subir les choses et les prendre comme elles viennent. C'est-à-dire que tout ce que je vais accumuler quelque part, ça va ressortir un autre jour. Je fais très attention à tout ce qui est troubles post-traumatiques, ou troubles psychologiques liés à ce métier et qui sont absolument présents. J’essaie toujours de les désamorcer. Quand un avion passe dans le ciel, je sais que je vais avoir une boule au ventre, car ça me rappelle la Syrie, mais je sais pourquoi, donc je finis par en rire … (Edouard Elias a été enlevé au nord d’Alep en Syrie en juin 2013 et libéré dix mois plus tard en avril 2014 avec trois autres otages français, un épisode sur lequel il ne souhaite pas s‘étendre, ndlr). Mais il faut mettre les mots dessus et mettre des mots sur toutes ces épreuves psychologiques auxquelles on est confronté.
Les légionnaires connaissaient votre passé d’ex-otage ?
Certains oui. En fait, c’était marrant parce que moi je ne leur posais pas de question sur eux. Ils s’attendaient à ce que je pose beaucoup de questions sur eux, j’étais un journaliste ! Et je n’en posais pas ! Donc, eux étaient un peu mal à l’aise. Ils essayaient de me poser des questions, donc je lâchais un peu pour qu’eux aussi, lâchent un peu. Finalement, c’était fait d’une manière très amicale. Moi, tout ce que je sais sur eux, on ne le voit pas dans mes photos. Mais pour moi, c’était vachement important (de les connaître ndlr).
Ces légionnaires venaient forcément d’horizons très divers …
Si je dois faire la liste des lieux de provenance, ça va être compliqué. Il y avait des Sud-Américains, des Maghrébins, des gens d’Europe de l’Est, il y avait vraiment de tout. Il y avait aussi quelques Français qui, d’ailleurs ont arrêté. Mais c’était assez exhaustif et c’est tellement drôle d’entendre tous ces accents qui se mélangent. Toutes ces expressions de différents pays. C’est une langue vraiment propre à la Légion.
Comment se passent les journées avec une unité comme celle-ci ?
On se réveille le matin à 6h00. On mange des trucs sucrés de la ration de combat. Donc on essaie d’aller chiper celle de l’autre parce qu’on n’a jamais ce qu’on veut (rire). Là, c’est un peu les échanges. Ensuite, on essaie de se préparer un café comme on peut. Puis il y a les gardes, la patrouille. On monte dans un engin blindé qui est le VAB (Véhicule de l’avant blindé ndlr), ce véhicule que j’appelle moi « la boîte à sardines », on va à l’intérieur. Il fait au moins 45 degrés à l‘intérieur parce qu’il fait extrêmement chaud dehors aussi. On fait le tour des villages, on prend contact avec la population pour voir si tout se passe bien. On revient en fin de matinée et on fait une petite pause pendant que d’autres sont en train de repartir. Et puis on repart pour une patrouille et on arrive au camp de base la nuit. Certains sont à nouveau de garde, on prépare la bouffe. Ça, c’est la journée-type. Ensuite, il y a les journées où ça commence à chauffer avec toutes les tensions autour. Donc là, les gars sont en poste autour de la base, debout avec 35 kg de matériel sur le dos, tout le temps. Dans ces cas-là, il faut faire une sortie, donc une sécurisation du périmètre. Ça prend beaucoup de temps et, du coup, il y a des accrochages. Tout s’accélère ! Le dispositif se met en place et tous les gars sont en train de courir de tous les côtés. Et là, c’est à peu prés 3 heures de marche dans la journée, sous une chaleur tropicale, dans des conditions très très dures car le but, c’est de débusquer ceux qui nous tirent dessus. C’est très rude. Et après, c’est le retour. C’est voir certains s’isoler parce qu’ils ne sont pas bien psychologiquement, et c’est là qu’on voit l’unité qui tient la route. Les gars arrivent à identifier ceux qui sont plus faibles parce qu’ils se connaissent. C’est vraiment intéressant.
Vous étiez « embedded » (incorporé ndlr) dans une unité de combien d‘hommes ?
Dans la base, il y avait à peu près 150 mecs et moi j'en suivais 30, c'est-à-dire une section.
On suppose que vous avez connu des moments assez tendus…
Oui notamment une fois avec deux généraux de la Seleka – la milice musulmane – on a eu des malentendus et ils ont voulu commencer à se battre. Donc là, c'est parti complètement en chaos où nous nous trouvions, à Bambari. Des civils chrétiens sont pris à partie et commencent à se faire tirer dessus. Ils viennent se réfugier autour du camp de base. Les légionnaires sont obligés de sortir parce que tous les réfugiés sont autour du camp de base. Si les légionnaires sont obligés de sortir, c'est parce qu’ils sont dans une situation assez fâcheuse. C’est à dire qu’ils ont tous les réfugiés qui sont autour de la base et qu’ils ne vont pas pouvoir la contrôler si ces réfugiés essaient d’entrer à l’intérieur. Donc ils sont obligés de sortir, de sécuriser la zone et de se battre contre la Seleka. On a eu de vrais combats, rafales, coups de feu ... Il y avait aussi des tirs de semonce. Mais dès qu’un homme armé s’approchait un peu du camp de base, c’était autorisation de faire feu. C’était tendu, c’était chaud, des balles ont claqué pas loin ! C’était une scène d’accrochage quand même assez sérieuse. Là-bas, ce ne sont pas non plus les scènes les plus violentes auxquelles j’ai été confronté mais c’était quand même assez dangereux.
Vous étiez équipé comment ?
Gilet pare-balles, un pare-éclats et un casque. Mais j’ai aussi toujours ma trousse à pharmacie sur moi et mon tourniquet pour éventuellement me faire un garrot et voilà …
Et pour les photos ?
J’utilise un matériel Leica avec un grand angle 28 mm. Ca permet d’être beaucoup plus flexible dans les prises ce vue. De pouvoir me rapprocher. De pouvoir aussi changer d’angle rapidement, si nécessaire. Et puis le grand angle m’oblige à rester proche des hommes que je photographie. Et j’aime bien composer avec un 28 mm.
Dans vos photos exposées ici, certaines sont très étonnantes. Celle de cet homme qui téléphone devant un mur où est peint un immense gorille par exemple est assez surréaliste…
Oui c’est une de mes premières photos là-bas. C’est pour amener un peu de légèreté. C’est à Bangui, un homme qui est en train de téléphoner à sa famille alors qu’il y a une peinture murale avec ce gorille énorme qui tend la main vers la cabine téléphonique. On dirait qu’il se fait happer par un gorille. Je trouvais la scène assez drôle, en fait.
Autre photo, on a des hommes à l’intérieur du camp de base en train de transpirer, en train de suer…
Ils viennent à peine de rentrer de mission, ils sont en train préparer les tentes, on est en août 2014.
Quatre légionnaires se protègent du sable alors qu'un hélicoptère se pose sur la base de Bambari en République Centrafricaine, le 16 août 2015. © Edouard Elias / Getty Images Reportage.
Et la photo la plus symbolique, c’est celle de ces hommes qui sont en train d’attendre le chef de corps …
Oui, donc le colonel qui arrive par hélicoptère (voir ci-contre). Et on le voit un peu cet hélicoptère. Il se distingue un tout petit peu en arrière-plan et il envoie une énorme poussière sur la base. Et eux sont obligés de se cacher derrière les sacs de sable car ils sont obligés d’attendre le colonel. Avec le drapeau français qui flotte, un petit drapeau français accroché à un pauvre bambou. C’était vraiment exceptionnel ! Il y a aussi cette autre photo à Bambari où de grosses exactions avaient été commises en juillet et les chrétiens étaient venus se réfugier. Une centaine de personnes avaient péri à ce moment-là. J’ai quelques scènes de tension aussi avec les populations civiles avec le capitaine, l’officier du régiment qui essaie, lui, de tenir l’ordre et de calmer les chrétiens qui ont peur des exactions des musulmans. Et il y a aussi ce chrétien atteint par des tirs de la Seleka. Il est soigné par les médecins français. Il est mort deux heures après ...
Et il y a ce légionnaire la tête dans les mains…
Oui c’est un homme qui est complètement en train de craquer. Quand j’étais en Syrie, j’avais un ami qui s’appelait Olivier Voisin et qui parlait de ces moments de rupture. Et là, c’est moment-là. Le moment où la personne lâche, craque. Et c’est ce qui m’intéresse. Se faire accepter dans ces moments-là pour parler de ce qu’est vraiment le conflit, c'est à dire le moment où les hommes craquent.
Des moments comme celui-là, il y en a eu beaucoup durant vos quatre semaines en Centrafrique ?
Oui il y en a eu assez régulièrement. Ce sont des moments qui sont normaux. Même moi, j’en ai eu. Ce sont des moments normaux pour un homme et qu’il ne faut surtout pas cacher, surtout pas oublier. Ce sont des moments qu’il faut identifier. Parfois, c’est même bien de craquer un bon coup, pour ensuite repartir. C’est une accumulation de petites fatigues qui font que l’on est épuisé et que l’on craque.