Notes de route : Maroc-Algérie-Tunisie - Eberhardt Isabelle - 1908
Au crépuscule, le dimanche, l'ivresse montait, dans Djenan-ed-Dar, et l'alcool roulait sa folie triste et ses chants d*exil à travers les cantines et les rues de sable.
Il y avait pourtant un coin tranquille, où j'allais m'isoler, aux heures où je n'éprouvais plus le besoin douloureux d'errer parmi les groupes, de me plonger en pleine géhenne..
.
C'était derrière l'unique café maure, sur un vieux banc boiteux qu'étayait un bidon à pétrole. Là, plus de bruit, plus rien. Une petite vallée nue, une dune basse et, derrière, l'incendie du jour finissant,
,De la salle enfumée, des mélopées arabes, des plaintes lentes de chalumeaux, des lamentations de rhaïta venaient, se perdant dans le silence.
On était bien là, pour s'étendre et rêver, en une dispersion délicieuse de l'être.
.... Une fois, je trouvai un légionnaire assis sur mon banc. Figure germanique et blonde sous le fort haie du Sud, regard réfléchi, presque triste.
Au bout d'un instant s'engagea la conversation, par petites phrases d'abord.
Pour répondre à l'étonnement du légionnaire d'entendre un Arabe lui parler, tant bien que mal, la langue de chez lui, je contai une histoire quelconque.
Alors il se mit à évoquer des réminiscences lointaines, faisant passer devant moi, avec un certain art inconscient, toute une épopée de vie gâchée, de trimardage à travers le monde, qui me le rendit sympathique.
Né à Dusseldorf, étudiant en droit, il avait été pris, à vingt ans, d'un invincible besoin de voyages et d'aventures. Il s'était engagé. On l'avait envoyé en Chine, sous les ordres du maréchal de Waldersee.
Un jour, il avait déserté, sur la route du retour, par dégoût de la caserne. Il avait été tour à tour saltimbanque dans les ports chinois, scribe dans un consulat, puis matelot. Enfin, cinq ans après avoir quitté sa ville natale, il était venu échouer à Alger, sans ressources, et s'était engagé dans la légion.
Auguste Seemann revivait sans regret les années qui s'étaient écoulées. Sa vie était gâchée, c'était vrai, mais après tout qu'importait ? Il ne s'était pas ennuyé ; il avait vu du pays ; il connaissait maintenant les hommes et les choses.
... Nous devînmes vite camarades, le déserleur et moi, et, presque toutes les fois que je venais à Djenan-ed-Dar, il s'empressait de me rejoindre au café maure, qu'il préférait aux cantines tumultueuses, car il ne buvait pas.
Un soir, Seeman, me dit : — Le malheur ici, c'est qu'on ne trouve rien à lire. . jamais, même un journal I On s'abrutit à vivre comme des bêtes. Il ferait bon, à cette heure, lire ici, ensemble, en prenant le café.
Il eut comme une hésitation. — J'ai bien un livre... Mais voilà, toi, tu n'es pas chrétien, et tu ne voudrais sans doute pas...
Je lui parlai de la proche parenté de l'Islam et du vieux judaïsme, de leur même farouche monothéisme. Alors, tout joyeux, il courut à la vieille redoute, dans sa fruste chambrée de toub croulante.
Quand il revint, il déplia pieusement un très ancien foulard de cachemire jaune.
La reliure de maroquin noir de sa Bible s'illustrait d'une croix couchée obliquement sur une aube d'or, un large soleil se levant sur un vague horizon obscur.
Des noms allemands et des dates déjà anciennes rappelaient des souvenirs de jadis, écrits en belles lettres gothiques, sur la garde jaunie du livre. Entre les feuillets minces, usés, des fleurs naïves pâlissaient, pensées, églantines, violettes mortes, tombant en poussière, cueillies sur des prairies lointaines.
— C'est la bible que le pasteur de chez nous a remise à ma mère le jour de son mariage. C'est tout ce que j'ai gardé d'elle et de la chère maison là-bas...
Un instant, la voix du légionnaire parut trembler un peu. Puis, ouvrant le livre sur les lamentations et les prophéties de destruction du grand Isaïe, il lut gravement, psalmodiant presque.
... Sur le désert vide, plongé en des transparences roses, le soir s'allumait.
D'un horizon à l'autre, une houle de flamme pourpre roulait à travers le ciel vert et or. La voix lente du soldat scandait les versets, et sa langue septentrionale sonnait étrangement à cette heure et dans ce décor.
Le petit livre noir, talisman touchant rapporté des brumes du Nord où des siècles d'exil en avaient faussé et pâli la splendeur, redevenait peu à peu le livre d'Israël, conçu sur la terre semblable, aussi aride, de l'antique Judée resplendissante.
"" Et, dans le dernier rayonnement rouge du soir, sur la dune basse, des armées et des tribus blanches passèrent, et des silhouettes de prophètes aux yeux âpres et ardents s'agitèrent...
Puis le légionnaire referma son livre, et le soir s'éteignit sur le désert violet où s'étaient dissipées les visions de la Bible.