le 13/09/2004 - Johanna El-Baz -
Le pouvoir d'attraction de la légion étrangère semble sans limite. Corps d'armée magnétique s'il en est, la Légion réunit depuis 1831 paumés et génies, quelques femmes, des chiens de guerre, désoeuvrés et apatrides. Elle s'impose à ceux qui sont en quête d'absolu et d'eux-mêmes, comme une réponse limpide : tu seras légionnaire, mon fils.
Descendante directe des régiments étrangers au service de la France, créée en 1831 par Louis-Philippe, la légion étrangère traverse les siècles et vieillit bien. Synonyme intemporel de corps d'élite mythique, elle attire, aujourd'hui encore, plusieurs milliers de postulants pour peu de reçus. Avec un ratio de sept candidats pour un poste (contre 1,2 pour un dans l'armée de terre traditionnelle), cette institution éminemment darwinienne ne sera jamais le refuge du commun des mortels. Seuls les meilleurs auront l'honneur d'accéder à la légende.
A la recherche de soi-même
Pourtant, sous les mirobolantes promesses d'une vie aventurière, l'engagement à la légion n'est jamais un choix de carrière anodin. Si le fleuron de l'armée française attire autant, c'est surtout parce qu'il constitue l'ultime refuge que certains ont trouvé face aux vicissitudes de la vie, pour tourner une page noire de leur existence. Et mettre de côté déboires sentimentaux, bouleversements familiaux, problèmes avec la justice ou échecs professionnels, qui les ont laissés à genoux. Dans tous les cas, le candidat à la légion a perdu l'essence de son être : fantôme errant à la recherche de lui-même, il est désormais en quête d'un contenu pour remplir son enveloppe charnelle encombrée de vide. En quête d'une identité nouvelle, rassurante, épique. Et de la promesse d'un avenir indélébile, grandiose.
Pour fuir celui qu'il a été, aller simple pour Aubagne, direction la légion étrangère, pourvoyeuse officielle de seconde chance, de renaissance. Ici, l'anonymat est une règle sacrée : celui qui le désire peut s'engager sous un pseudonyme et le garder pendant toute la durée de son service. Le Prince Napoléon, descendant du frère de l'Empereur et engagé en 1939, deviendra légionnaire Blanchard, matricule 94707, personnalité transparente et invisible pour mieux se fondre dans le flot anonyme. Pour tous, ce nouveau nom reflète un nouvel être, que leurs proches ne connaîtront peut-être jamais. Car celui qui a servi la légion a gagné le droit de disparaître à jamais hors des limites de sa confrérie, d'enterrer en cachette sa première vie.
Un corps d'armée hétéroclite cimenté autour des traditions et du code d'honneur
Mais si les petites gens à la sombre étoile sont la règle générale, ils côtoient également les grandes figures ou célébrités en devenir, tel le futur Blaise Cendrars, fantasque écrivain suisse, engagé pendant la première Guerre mondiale. C'est à la même époque que le jazzman américain Cole Porter et le champion cycliste luxembourgeois François Faber, premier vainqueur étranger du Tour de France en 1909, sont venus étoffer les rangs de la légion. Trois génies parmi d'autres, une multiplicité de destins qui se croisent à Aubagne, tous mus par le même sens de l'honneur et goût de l'aventure. Mais beaucoup y atterrissent aussi avec fracas après avoir fui leur propre pays, leur terre, devenue étrangère, en guerre ou en décomposition.
Car depuis des décennies, la légion étrangère est le miroir du globe, évoluant au rythme des battements de c½ur de la géopolitique mondiale, attirant tantôt les indésirables, tantôt les apatrides volontaires. La vague d'Alsaciens, échoués en masses après 1871 a ainsi précédé celle des républicains espagnols dès 1939, eux-mêmes ayant laissé leur place aux Européens de l'Est après 1945. Pourtant, aujourd'hui, ce corps coloré de 130 teintes nationales différentes - les francophones ne représentent que 20% des effectifs - forme une unité monochrome cohérente. C'est là toute la magie de la légion : elle a le pouvoir de transformer un assemblage hétéroclite en un tout unifié, non par sa technique mais par ses traditions, son histoire.
L'uniforme du légionnaire, en ce sens, est une partie intégrante et fondamentale de son identité, qui le distingue des autres corps d'armée dans le reste du monde. Képi blanc, béret vert ou ceinture bleue, autant de signes distinctifs extérieurs de la légion qui abolissent toute origine sociale, tout trait particulier. Les légionnaires se ressemblent au point de former des bataillons de clones respirant un même sable. Une cohésion apparente encore renforcée par la multitude de chants, inlassablement scandés en choeur, qui rythme leur quotidien mouvementé. Galvanisant les troupes, ils permettent surtout de les nourrir à profusion des glorieuses heures de leurs prédécesseurs : Nos anciens ont su mourir / Pour la gloire de la Légion / Nous saurons bien tous périr / Suivant la tradition. [1]
Mourir pour la grande famille française
Ainsi, l'union sacrée des légionnaires se fait surtout autour d'une histoire commune, de certaines épopées mythiques vécues par leurs illustres aïeux. C'est notamment le cas de la bataille de Camerone du 30 avril 1863, au Mexique. Le courage des soixante hommes du capitaine Danjou, devenus exemplaires en résistant à deux mille ennemis pendant onze heures, en tuant trois cents et en blessant autant, est conté en boucles hypnotiques et enivrantes. Une histoire devenue légende, symbole de l'exécution intégrale et sacrificielle de la mission, qui reflète à merveille les valeurs internes : honneur, fidélité, discipline, engagement, solidarité.
Ce dernier principe, pierre angulaire autour de laquelle gravite toute la philosophie de la légion, est gravé en lettres d'or dans le deuxième article du Code d'honneur de la maison : « Chaque légionnaire est ton frère d'arme quelle que soit sa nationalité, sa race ou sa religion. Tu lui manifestes toujours la solidarité étroite qui doit unir les membres d'une même famille. » Tout est dit. Les légionnaires sont bien plus que des militaires, ce sont des milliers de frères d'armes orphelins, partageant une histoire et des valeurs communes au sein de leur famille d'adoption.
La France, à travers la légion, devient alors le refuge identitaire absolu via l'engagement total de ses membres. Et impose son ambigu statut : mère nourricière - tout volontaire peut acquérir la nationalité française après trois ans de service -, elle devient meurtrière en exigeant en retour le sacrifice, verser son sang et mourir. En témoigne la célèbre phrase du Lieutenant-colonel Amilakvari : « Nous, étrangers, nous n'avons qu'une seule façon de prouver à la France notre gratitude pour l'accueil qu'elle nous a réservé : nous faire tuer pour elle. » Ainsi, depuis 1831, 35 000 volontaires sont morts en servant la légion. Le rapport de filiation est ici inversé : ces étrangers sont devenus fils de France non par le sang reçu mais par le sang versé. Leur sang pourpre brûlant, argentin, slave, américain, africain, s'est lié pour toujours à la déesse France toute puissante. Fils adoptifs de la nation, ils trouveront dans cet engagement extrême une raison de vivre. Ils mourront, en héros.
Johanna El-Baz
[1] Deuxième sonnerie du célèbre chant "Le Boudin".