14 avril 2017
Le grand incendie de 1925
1925… La province de Diego-Suarez compte alors 13695 habitants. Elle vient de traverser dix ans de turbulences et de problèmes de toutes sortes, la guerre (même si celle-ci s’est déroulée sous d’autres cieux), la peste, l’arrêt des travaux du bassin de radoub, les mauvaises récoltes etc. Mais elle s’est développée
Sur le plan géographique et administratif tout d’abord : elle englobe maintenant, depuis 1920, les districts d’Ambilobe et de Vohemar ; elle s’est renforcée sur le plan industriel avec l’émergence de nouvelles entreprises, sur le plan agricole où de nouvelles cultures sont tentées. D’ailleurs le monde est entré dans une ère nouvelle avec, notamment, le développement des moyens de communication, l’essor de l’automobile et l’introduction de l’électricité dans la vie quotidienne.
Diego Suarez de moins en moins enclavé
Si le réseau routier reste encore insuffisant, il devient tout de même plus facile de sortir de Diego. La route des Placers n’est toujours pas terminée mais ses 137km 580 peuvent maintenant être faits en voiture grâce à un service d’automobiles ; d’autres routes sont terminées ou en voie d’achèvement : (21km300 pour Joffreville) ; la route d’Anamakia est en cours de prolongement vers Ambararata ; par contre la route d’Orangea ne va encore qu’à Ankorika (4km800). D’après l’Annuaire Général du Gouvernement, un service de transport public par automobiles permet d’aller à Ambilobe et de revenir dans la journée (départ le samedi à 6 heures, retour à 16 heures) ; 3 départs hebdomadaires, également, pour Joffreville : le jeudi (départ 6 heures, retour 17 heures), le samedi (6 heures, retour 9h30 et 17h15 avec retour le lundi) et deux départs pour Anamakia (le mercredi et le vendredi). Pour communiquer avec le reste de l’île on peut également utiliser le télégraphe qui est accessible aux particuliers. Le Journal Officiel indique que « La ligne télégraphique Tananarive-Diego Suarez, par Ambatondrazaka, Maroantsetra et Vohemar est terminée et les communications établies depuis le 28 novembre. La ligne a été ouverte à la télégraphie officielle et privée à dater de ce même jour. De plus, la ligne optique est également établie entre Majunga-Marovoay et Diego Suarez par la côte ouest ».
Diego Suarez est plus largement ouvert sur le monde grâce à son port, qui n’est pas encore totalement équipé mais qui reçoit de nombreux paquebots. Un prolongement des quais d’ailleurs est programmé ce qui permet au Bulletin économique de constater que « Diego-Suarez en tant que port de commerce est, à coup sûr, à l’heure présente, le moins mal outillé de la colonie » et l’article précise que le port dispose « d’un quai maçonné de 237 m de longueur » qui sera « prolongé d’un quai de 123m, prolongeant le précédent jusqu’au phare, et en construction actuellement ». Le batelage de Diego Suarez dispose par ailleurs de 26 chalands de 30 à 150 tonnes, 4 citernes de 40 à 100 tonnes, 3 remorqueurs de 40 à 150 chevaux et 2 grues à vapeur de 3 tonnes. Aussi le mouvement des navires et le tonnage des marchandises importées n’ont cessé de croître, passant, pour les navires de 196 en 1920 à 282 en 1924 ; et pour le tonnage des marchandises de 41.000 tonnes en 1920 à 62.000 tonnes en 1924 (marchandises importées) et de 47.000 tonnes à 83.000 tonnes pour l’exportation. Et le Bulletin économique conclut que ces chiffres laissent « présager un bel avenir ». Par ailleurs, les travaux du bassin de radoub vont reprendre. Le 7 aout 1924 la concession d’outillage public intitulée « Bassin de Radoub de Diego-Suarez » a été accordé à la Société Plion-Buissière. (Rappelons que Plion est également propriétaire des « Salines Plion d’Antsampana».)
La vie économique de Diego Suarez donne donc l’impression d’être sur de bons rails. Qu’en est-il dans la réalité ? Tout va-t-il bien, alors, dans le meilleur des mondes possibles ? Les résultats et les chiffres présentés ci-dessus proviennent en grande partie de brochures officielles : l’Annuaire Général de Madagascar et le Bulletin Economique de Madagascar. Sur le plan local, et sur le terrain, les Antsiranais sont moins enthousiastes.
Les récriminations des colons
Elles s’expriment sans doute dans les lieux où ces derniers se retrouvent, à la Chambre de commerce et d’agriculture, au Cercle français ou dans les hôtels ou cafés comme l’Hôtel des mines ou Akazaki ; elles sont surtout relayées, et sans doute exagérées, par un nouveau journal, la Gazette du Nord de Madagascar, farouchement opposé à l’Administration en général et au Maire-Chef de Province (surnommé « le Consul » par le journal) en particulier. Que réclament donc les colons d’après la Gazette du Nord ? Ils demandent d’abord plus de pouvoirs, et – notamment – celui d’élire le maire de la ville, également chef de la province, qui, malgré les promesses, est toujours un administrateur, assisté de 2 autres administrateurs, plus deux autres pour les districts d’Ambilobe et de Vohemar. « Nous demandons tout d’abord, dans les villes érigées en Municipalités, que le Maires soit élu, comme en France, par les membres du Conseil Municipal et que ces fonctions ne soient pas confiées à l’Administrateur-Chef de la Province ». En principe, le Maire est assisté d’un conseil municipal élu, (les dernières élections ont eu lieu en avril 1924) composé de 9 conseillers dont deux Malgaches, MM Randrianary et Andrianisaodray. Mais le Maire, M. Marcoz, est accusé de ne tenir aucun compte des avis de ses conseillers et de publier avec un grand retard les procès-verbaux des Assemblées municipales. « Des mauvaises langues font courir le bruit que le Conseil Municipal va se réunir incessamment. Nous ne pouvons le croire, le Maire ayant, jusqu’à maintenant, l’habitude de prendre la responsabilité de régler seul les affaires municipales » (La Gazette du Nord). Mais on reproche bien d’autres choses à l’Administrateur-Maire en dehors de son autoritarisme. Les principaux griefs portent comme toujours (et comme à l’heure actuelle) sur les dysfonctionnements des services au niveau des routes, de l’urbanisme, de l’eau, de l’électricité et du prix du riz !
Au niveau des routes
Si, d’après l’Annuaire général on peut faire l’aller–retour de Diego Suarez à Ambilobe dans la journée, il semble que la réalité soit bien différente… Dans la Gazette du Nord voici ce que l’on peut lire, le 10 août 1925 : « Quand la route des Placers possèdera de vrais ponts, ce sera la fortune de Diego Suarez. Tel n’est pas le cas pour le moment. Les personnes qui ne la fréquentent pas n’ont qu’à se payer le luxe de Diego Suarez-Ambilobe, et vice-versa. Elles seront forcées de se coucher pendant 48 heures, au retour …pour recouvrer après ce repos, l’usage de tous leurs membres endoloris par suite du passage des ponts. Les sauts de steeple-chase ne sont rien à côté des bonds prodigieux que font les véhicules de toutes sortes en les franchissant » et l’auteur de l’article termine en déplorant que les nombreux projets de réparation « dorment dans les cartons de la Capitale ». Même problème pour la route de Joffreville qui est « par endroits, un véritable champ de pierres » ; quant à la portion de route que « les automobiles pouvaient autrefois franchir pour permettre aux visiteurs d’aller villégiaturer en forêt, ce n’est plus qu’un chaos maintenant » (Gazette du Nord). On rêve aussi d’un chemin de fer qui doit conduire à Irodo et pour lequel, d’après deux conseillers municipaux envoyés à Tananarive, des crédits ont été obtenus, ainsi que pour le prolongement de la voie ferrée qui s’arrête à Sakaramy et que l’on doit prolonger jusqu’à Joffreville. Si crédits il y a eu, à quoi ont-ils été employés ? D’après la Gazette les choses ne vont pas mieux en ville…
Les problèmes d’urbanisme
Là encore, il y a de beaux projets, notamment celui d’un boulevard maritime (on parle également de « route de corniche » …qui ne verra jamais le jour. On se plaint des jardins « suspendus » (c’est-à-dire abandonnés) d’Antsirane : « Nous avons connu le square Joffre, le square Clemenceau et la Place de la Résidence verdoyants et fleuris. Mais c’était un temps où l’Administration Municipale avait à sa tête un autre Maire que le Consul… ». Le jardinier municipal a été supprimé et les arbres plantés dans la rue Colbert sont morts faute de soins et d’arrosage, comme ceux de la Place Kabary. Le Maire, pour sa défense, avance le manque d’eau, l’éternel problème de Diego Suarez, mais, réplique la Gazette « qu’a fait la municipalité pour nous en donner comme elle nous l’avait promis ? »
Le problème de l’eau
Il revient souvent dans les délibérations du Conseil Municipal sans qu’une vraie solution soit trouvée. Cette question entraîne un affrontement constant entre les habitants et le Maire qui, d’après la Gazette, « a déclaré au sein du Conseil Municipal que l’eau à Diego Suarez ne manquait pas, au contraire, qu’il y en avait en abondance – que nous étions mieux partagés que Tananarive, et même que nous en avions plus par habitant qu’à Paris ».Et pourtant, si l’on en croit le journal « Diego Suarez n’a pas d’eau pendant la nuit et souvent une grande partie de la journée ». Ce problème de l’eau a été mis tragiquement en évidence par le « grand incendie » qui a détruit une partie des commerces de la rue Colbert dans la nuit du 9 août 1925 et où l’eau a tragiquement fait défaut. Mais la question qui est à l’ordre du jour, dans les années 25, c’est celle de l’électricité.
Qui fournira l’électricité à Diego ?
Depuis un contrat passé en 1916, l’électricité de Diego Suarez était fournie par une usine thermique fonctionnant au bois, appartenant à la Société d’Electricité de MM.Matte et Laudié. Les tarifs élevés et les nombreuses défaillances dans la fourniture de l’éclairage amènent la Commune à faire un nouvel appel d’offres qui sera remporté par la Société du Bassin de Radoub. Or, les propriétaires de la Société d’Electricité ne sont autres que les propriétaires de la Gazette du Nord. Ce qui explique sans doute la rancœur de ce journal envers l’Administrateur-Maire ! Matte et Laudié tenteront une contre-attaque en envisageant la construction d’une usine hydraulique d’éclairage à Sakaramy pour remplacer l’usine thermique. Mais, fin 1926, des « Avis » placardés sur les mus de la ville informent la population que « M.E.Laudié a l’honneur de prévenir le public qu’il cessera l’éclairage à compter du 1er octobre prochain, date d’expiration du contrat provisoire qu’il a passé avec la Commune ». Il semble cependant que les prestations de la Société des Ateliers du Bassin n’aient pas donné plus de satisfaction puisque, dans les années qui suivent d’autres contrats seront passé avec des entreprises différentes. Les plaintes de la Gazette du Nord doivent être considérées avec circonspection. Leur tête de Turc, l’administrateur-maire Marcoz a un long passé d’administrateur-colonial puisque, arrivé en 1895 à Madagascar, il a été en poste à Tulear, puis à Tananarive où il a participé à la construction de l’hôpital d’Arivonimamo. Il sera ensuite chef de province à Betroka, puis à Fianarantsoa, puis à Tamatave et enfin à Diego, son dernier poste. Il semble qu’il ait été apprécié dans tous les postes où il a exercé. (Il était de plus un excellent photographe !). Cependant, les attaques qui se développent dans les colonnes du journal témoignent d’un malaise qui se développe dans la population : affrontements colons/administration ; rivalités dans la population européenne ; intérêts divergents des citadins et des agriculteurs, tensions entre « métros » et créoles et surtout, montée du mécontentement des « indigènes ».
Un climat de tension
De plus en plus un malaise s’installe entre les différentes communautés qui composent la population de Diego Suarez, notamment entre européens et malgaches d’une part et indo-pakistanais de l’autre. Ces derniers qui se sont implantés à Diego dans la première décennie du XXe siècle ont concentré leurs activités dans la rue Colbert et la rue de l’Octroi (qui deviendra la rue Lafayette). Les malgaches reprochent aux « karana » de tricher sur les prix et les quantités et d’accorder des prêts usuraires. Les « vazaha » les accusent d’être des « parvenus » : un exemple frappant de cette attitude sera l’attaque dont un indo-pakistanais fait l’objet dans la Gazette du Nord lors de son mariage jugé trop « m’as-tu vu » ! En ce qui concerne les européens, nous avons vu l’opposition des colons aux « privilèges » des fonctionnaires qui rentrent régulièrement en France aux frais de l’Etat et se prennent « pour des petits chefs » ! Il y a également une frontière quasi infranchissable entre les « grands colons » comme Moinard qui a une exploitation agricole de 3000 hectares et les « petits colons » installés à Anamakia ou à la Montagne d’Ambre et qui vivent très modestement de maraîchage. D’ailleurs, en juin 1926, une centaine de petits colons manifestent contre le prix du riz qui a doublé en un mois. (La Presse coloniale, 7 juillet 1926). Sporadiquement, des incidents éclatent qui se manifestent par des grèves (comme celle des travailleurs du port), par des délits ou des crimes, comme l’obscure « Affaire Massot » dans laquelle un colon de Diego fut impliqué, avec une quinzaine d’indigènes pour une série de « vols et de recels » puis innocenté. Un évènement qui frappe les esprits et qui témoigne du durcissement des sanctions est l’exécution de deux criminels, évènement jamais vu à Diego Suarez et qui suscite l’indignation de la Gazette du Nord, peu portée pourtant sur la défense des indigènes ! « Diego vient d’assister à une manifestation macabre - l’exécution de deux indigène condamnés à mort par la cour criminelle de Diego-Suarez pour assassinat. Au degré de civilisation où nous sommes parvenus aujourd’hui, l’application de la peine de mort ne devrait plus exister ».
Mais la Gazette du Nord de Madagascar n’a pas toujours l’esprit aussi ouvert et va prendre au fil des années des positions plus hostiles aux « indigènes », tandis que du côté de certains de ces derniers monte un sentiment d’injustice qui va trouver son expression dans l’Opinion, le nouveau journal (publié à Diego Suarez) du leader anti-colonialiste Ralaimongo.
■ Suzanne Reutt