AALEME

Légionnaire toujours...

  • Plein écran
  • Ecran large
  • Ecran étroit
  • Increase font size
  • Default font size
  • Decrease font size

2016


Les premières années de Diego Suarez - 1914 - 1918 : Diego Suarez dans la Grande Guerre (2)

Envoyer

21 décembre 2016

https://latribune.cyber-diego.com/images/stories/2016/dec/enterrement-poilu-diego-suarez-1914-18.jpg

Enterrement d'un poilu à Diego Suarez

Diego Suarez est loin du théâtre des opérations mais les Antsiranais, comme tous les habitants de Madagascar sont concernés… Ils voient arriver et partir les contingents de militaires ; dans la population civile certains sont appelés, d’autres – qui ne sont pas mobilisables- s’engagent volontairement ; d’autres encore ont été dispensés de leurs obligations militaires parce qu’ils participent d’une façon ou d’une autre, à l’effort de guerre. Et il faut bien que la vie continue…

Appelés et engagés

Entre 1914 et 1918, la vie à Diego Suarez va être rythmée par les départs, les avis de décès, les retours d’être chers, parfois blessés, toujours traumatisés. Le 2 août 1914, le Gouverneur Général de Madagascar, Albert Picquié, a proclamé, à Tamatave, la « mobilisation générale à Madagascar et Dépendances ». Le premier jour de la mobilisation est fixé au 4 août. Ce texte qui ordonne « la mobilisation générale des forces de mer et de terre sur tout le territoire » concerne essentiellement l’armée active constituée des classes d’âge 1913 et 1914 (c’est-à-dire les jeunes gens âgés de 20 ans en 1913 et 1914). Cependant, en ce qui concerne les colonies, les textes régissant la conscription diffèrent de ceux de la métropole. En effet, alors que la durée du service militaire était prévue pour trois ans en métropole, un décret de 1913 avait restreint les obligations militaires des « coloniaux » : « Les français et naturalisés français résidant dans l’une de ces colonies ou pays de protectorat sont incorporés dans les corps les plus voisins et après une année de présence effective sous les drapeaux aux maximum, ils sont envoyés en congé s’ils ont satisfait aux conditions de conduite et d’instruction militaire déterminées par le Ministre de la Guerre ». En fait, en raison de la guerre, les règles de la métropole vont s’appliquer aux français de Madagascar dont certains resteront sous les drapeaux pendant toute la durée de la guerre…

Qui va être mobilisé ?

Le conflit qui vient d’éclater va amener le gouvernement à faire appel à tous les hommes capables de porter une arme. Vont être mobilisés, également, tous les hommes faisant partie de la Réserve et de la Territoriale. La Réserve concernait tous les mobilisables ayant déjà effectué leur service militaire, ou qui en avaient été dispensés pour une raison ou une autre : réformés pour raison de santé, exemptés (par exemple pour charges de familles, sursitaires etc.). Les classes de réservistes appelés en 1914 étaient, pour l’Armée d’active, ceux nés en 1891 et 1892. La Territoriale concernait les hommes âgés de 34 à 49 ans. On essaya même d’attirer, par une amnistie, tous ceux qui s’étaient rendu coupables d’infraction à la loi civile ou militaire : « Le Gouvernement Général est informé que le Parlement a adopté, le 5 août 1914, une loi portant amnistie entière, pour les faits antérieurs au premier jour de la mobilisation, à tous les insoumis de terre et de mer qui ont volontairement demandé leur incorporation dans le délai de 40 jours ; en ce qui concerne les colonies, l’amnistie s’étend à tous les crimes purement militaires et aux délits de toute nature connexes à la désertion ». En ce qui concerne les malgaches, il était théoriquement possible, depuis la loi du 15 juillet 1889, d’incorporer les « indigènes ». Cependant, au début, seuls furent mobilisés les tirailleurs. Puis quand le manque d’hommes se fit sentir, on fit de plus en plus appel à des engagés qui furent en majorité utilisés comme ouvriers (1).

Le tribut payé par les mobilisés de Diego Suarez à la guerre de 14-18

Il est difficile d’évaluer le nombre de français et de malgaches de Diego Suarez tués pendant la guerre. Dans les rangs des tirailleurs il y avait peu d’Antsiranais. Mais, lorsque l’on observe les résultats du « Mémorial » qui relève sur « les monuments aux morts, soldats et victimes civiles, français et étrangers, tués ou disparus par faits de guerre Morts pour la France » 67 morts en 14-18 appartenant au Bataillon d’Infanterie coloniale de Diego Suarez, dont la plupart sont enterrés au cimetière militaire de Diego Suarez. Cette mobilisation générale risquait de compromettre gravement l’économie de Madagascar. Aussi, dès le 10 août 1914 un nouvel ordre prévoit que « Les hommes de troupes des classes de la territoriale (1893 à 1898 inclus) appelés sous les drapeaux par mon ordre de mobilisation générale du 2 août courant sont provisoirement maintenus en sursis d’appel dans leurs foyers ». Mais la guerre qui se déroulait à des milliers de kilomètres, s’invita dans la vie quotidienne de Diego Suarez.

L’impact de la guerre dans la vie quotidienne

La guerre de 14-18 eut d’importantes conséquences sur l’économie. Du fait de la mobilisation et du recrutement des « engagés » malgaches, l’agriculture commença à manquer de bras, situation qui mettait en danger le ravitaillement de la colonie, d’autant plus que les cargos qui entraient dans le port amenaient davantage de bouches à nourrir (les mobilisés des îles voisines en « formation » à Diego Suarez) au détriment des importations traditionnelles. De plus les cargaisons venant des îles voisines devaient être assurées contre les risques de guerre ce qui renchérissait les produits importés. Par ailleurs, Madagascar fut invité à participer à l’effort de guerre, notamment en fournissant de la viande à la Métropole pour nourrir les soldats. Ce fut le fameux « singe », une conserve de bœuf que produisaient, à Diégo, les deux usines de viande existantes : l’usine d’Antongombato, à Anamakia et la nouvelle usine créée en 1913 au fond de la baie de la Nièvre, la S.C.A.M.A (Société des Conserves Alimentaires de la Montagne d’Ambre). Ces conserves étaient si précieuses pour l’Armée que les ouvriers des usines pouvaient être exemptés de leurs obligations militaires : c’est le cas, en 1916, au plus dur de la guerre d’un tonnelier d’Antongombato, usine « qui fournit des conserves au Ministère de la Guerre » ou d’un « chef mécanicien de l’usine (SCAMA) qui fournit des conserves à la guerre » (J.O de Madagascar du 1er avril 1916).
L’activité économique est d’autant plus au ralenti que de nombreux chefs d’entreprise ont été mobilisés ou se sont engagés. C’est le cas du colon et directeur du journal L’impartial, le commandant en retraite Nicolas, qui a été rappelé en activité. C’est le cas du fondateur et directeur des briqueteries d’Ankorika, le commandant Imhaus, engagé volontaire qui sera tué sur le front le 7 juin 1916. Ses quatre fils, dont l’un était employé aux Messageries Maritimes seront également tués. En dehors de ces cas tragiques – qui ne sont pas isolés – la vie quotidienne dans une ville qui n’avait jamais été autonome sur le plan du ravitaillement devint plus difficile, le « Diplôme des morts » accordé aux mobilisés qui n’étaient jamais revenus ne remplissant pas la marmite des survivants. Dès 1914, une « Allocation aux familles nécessiteuses des militaires sous les drapeaux » fut accordée pour la durée de la guerre. L’allocation principale était de 1,25F (soit environ 2,5 euros). En 1917, une allocation de 75 centimes fut étendue aux ascendants.
Autre problème, celui du logement. L’afflux des troupes en transit plus ou moins long à Diego Suarez provoque une pénurie de logements ; aussi, dès novembre 1914 ont lieu des réquisitions de logements « tant pour le cantonnement des troupes que pour le logement des officiers à Diego-Suarez ».Et l’on réquisitionne même les animaux qui seront « rendus après usage à leurs propriétaires dans la même ville ». (J.O du 5/12/1914).On suppose qu’il ne s’agit que des chevaux parce que pour les poulets…
Mais c’est l’or qui est au centre des préoccupations du gouvernement de Madagascar. Bien sûr, un arrêté réserve la totalité de la production d’or à la France et à ses alliés. Bizarrement, il faudra cependant attendre 1918 pour que l’on publie une « interdiction de tout permis ou concession minière à des nationaux ou ressortissants de pays en guerre avec la France ». Aussi, comme on peut l’imaginer, l’atmosphère est pesante à Diego Suarez.

Un climat de tension

Dès la déclaration de guerre, une série d’interdictions furent promulguées qui affectèrent la vie des Antsiranais. Quelques exemples :
Dès la proclamation de la guerre le gouvernement Général décrète l’interdiction de la navigation aérienne (peu importante à l’époque, il est vrai !) ; en septembre 1914 « la vente ou l’achat des marchandises, denrées et produits divers sont expressément interdits à Madagascar et Dépendances entre les citoyens et sujets français et les sujets allemands et austro-hongrois ou les maisons de commerce qu’ils représentent ». Notons à ce sujet que la vieille maison de commerce allemande, Oswald, était toujours en activité, et, qu’avec la Deutsche Ost Afrikanishe Gesellschaft elle assurait une grande partie du trafic du port de Hell Ville… Toujours en septembre, paraît un décret « tendant à réprimer les indiscrétions de la presse en temps de guerre dans les colonies ». D’ailleurs, soit en raison de la censure, soit parce que les journalistes ont été mobilisés, on ne trouve plus beaucoup de journaux à Diégo et le manque d’information ajoute à l’angoisse. On n’en est pas à la situation qu’a connue l’archipel de Diego-Garcia dont le gouverneur anglais a reçu avec les honneurs un bateau allemand, ignorant que son pays était en guerre contre l’Allemagne ! Mais les nouvelles sont rares, filtrées ou déformées. Et des rumeurs courent, plus ou moins officielles, comme celle que publie en 1914 Le journal de la guerre sous le titre « Pourquoi nous serons vainqueurs » : « Dans nos possessions plus lointaines encore, les Allemands avaient réussi à s’infiltrer[…] C’est ainsi que lors du transfert à Diego Suarez des Allemands arrêtés à Madagascar, on découvrit dans la malle de l’un d’eux un uniforme et une commission en règle de gouverneur de l’une des provinces de la Grande Île. Ainsi les fonctionnaires allemands de la future conquête étaient déjà sur place et prêts à entrer en fonction ! » Autres interdictions, la première tout à fait légitime : l’interdiction de sortie des armes de guerre ; la seconde, qui prête à sourire : les couteaux à cran d’arrêt considérés comme armes de guerre en raison de leur « emploi par les armées ennemies » ! Un climat de suspicion et de xénophobie se développe, qui ne concerne plus seulement les Allemands (déjà arrêtés) : on accuse- même dans les pages du Journal Officiel de Madagascar - les étrangers de se livrer à la spéculation en s’emparant des entreprises françaises dont les responsables sont mobilisés (J.O du 18 aout 1914). Les tensions sociales et ethniques débouchent parfois sur des affrontements comme nous l’avons vu dans le précédent article au sujet des annamites et des malgaches. On craint toujours, de façon peu vraisemblable un débarquement allemand. Obligation est faite de signaler tout mouvement maritime à l’administration de la Marine. Dans ce climat tendu, les Antsiranais manifestent leur soutien aux soldats du front par des collectes d’argent et de vêtements.
Et pendant ce temps-là, la vie continue…
Les Antsiranais n’oublient pas la guerre puisque beaucoup d’entre eux, malgaches ou français, ont des parents ou des amis engagés ou mobilisés. Mais la guerre est lointaine… Et l’Administration de Diégo continue, tant bien que mal à gérer la Province. Des changements interviennent d’ailleurs dans cette administration. Répondant aux souhaits tant de fois exprimés un arrêté prévoit que les conseillers municipaux seront élus et non nommés. La Commission municipale d’Antsirane comprendra dorénavant huit français et trois malgaches. Des travaux sont engagés : des adjudications ont lieu pour la construction d’une prison administrative ; pour des travaux d’empierrement sur la route des Placers ; pour la construction d’un barrage pour l’aménagement des eaux de la Betahitra. Mais une des décisions les plus spectaculaires est la réorganisation territoriale de la Province.

Quand Antsirane devient Diego-Suarez

Le Journal Officiel de Madagascar publie, le 21 juillet 1917 une décision historique prise par le nouveau Gouverneur Garbit : « Considérant que la ville de Diego-Suarez est souvent improprement désignée sous le nom d’Antsirane ; Considérant d’autre part que c’est un devoir de commémorer à Diego-Suarez le nom du grand homme de guerre qui a autrefois organisé ce point d’appui ;
Vu le vœu exprimé à cet égard par la Chambre Consultative du commerce et de l’industrtie ;
Attendu que ce vœu correspond au désir exprimé par la population de la Province ;
Arrête :
Art.1er : Le chef-lieu de la Province de Diego-Suarez portera dorénavant le nom de Diego-Suarez.
Art.2 : Le centre européen du Camp d’Ambre portera le nom de Joffreville.
Tamatave le 24 juin 1917.
H.Garbit »
.
Enfin, en 1918, une commission chargée de l’étude de la réorganisation territoriale de la colonie, propose de rattacher à nouveau à Diego-Suarez la province d’Ambilobe (qui appartenait à la Province de Diego Suarez de 1902 à 1904 et de 1910 à 1912) : « La facilité des communications entre cette région et la ville d’Antsirane résultant particulièrement de l’ouverture de la route des Placers (Antsirane à Ambilobe) ; la direction normale du mouvement économique qui en découle, les relations constantes qui existent entre les éléments indigènes du sud de la Province de Diego-Suarez et de la région d’Ambilobe, permettent de revenir à l’état de choses qui a existé pendant quatre ans et de rattacher de nouveau à la Province de Diego Suarez le district d’Ambilobe ». Et la Commission propose, dans la foulée, de rattacher à la Province de Diego-Suarez le district de Vohemar « en grande partie peuplé d’Antankarana ».
C’est donc une province de Diego-Suarez considérablement agrandie qui se dessine à la fin de la guerre et qui laisse entrevoir un avenir tourné davantage sur la vie économique de la région.
■ Suzanne Reutt


Les premières années de Diego Suarez - 1914 - 1918 : Diego Suarez dans la Grande Guerre

Envoyer

8 décembre 2016

Tirailleurs sénégalais à Diego Suarez

Le 3 août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le 5 août, le Gouverneur Général de Madagascar, Albert Picquié, adresse une « Proclamation aux habitants » et mobilise « toutes les forces militaires de Madagascar ». Et pourtant, ce qui a été la principale base militaire de Madagascar, Diego Suarez, ne jouera qu’un rôle secondaire dans le terrible conflit qui commence et qui durera quatre ans…

La Proclamation de guerre à Madagascar.

C’est deux jours après la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France, et 5 jours après la mobilisation générale des français que le Gouverneur Picquié va annoncer la déclaration de guerre aux habitants de Madagascar, français et malgaches.
« Proclamation aux habitants »
« L’Allemagne vient de déclarer la guerre à la Russie et à la France. Les deux nations alliées, fortes de leurs droits et soucieuses de leur dignité, répondent à cette brutale agression.
L’Italie a notifié sa neutralité -L’Autriche n’est pas engagée dans le conflit – L’Angleterre reste notre amie.
Déjà, les hostilités sont ouvertes et les armées en marche. L’armée française, fière d’un long passé de gloire, aidée par la puissante armée russe soutiendra vaillamment les intérêts qui lui sont confiés. Sa cause est juste, c’est la cause de la civilisation et de l’humanité-Elle triomphera.
Nous ferons de notre côté tout ce qu’il sera possible de faire pour le service de la France. Bien que nous soyons éloignés du théâtre de la guerre, j’ai fait mobiliser toutes les forces militaires de Madagascar et rappeler les réservistes européens et malgaches. Nous sommes prêts ainsi à repousser toutes les attaques.
Je n’ai aucune appréhension. Je sais que tous les Français acceptent joyeusement les sacrifices qui leur sont demandés, et que tous accompliront ce que le Devoir et la Patrie exigeront d’eux.
Restons calmes et confiants, faisons trêve à nos discussions, n’ayons qu’un objectif, LA FRANCE »

Picquié, aurait pu s’arrêter là, puisqu’il s’adressait, en principe, à tous les « habitants » …Il se crut obligé de faire un appel particulier aux Malgaches, discours empreint d’un paternalisme choquant et témoignant de la crainte que les Malgaches ne profitent de la guerre pour retrouver leur souveraineté :
« Malgaches ! »
« Vous savez ce que vous devez à la France, elle vous a adoptés comme ses enfants, elle vous protégera.
Montrez-vous dignes d’elle, n’ayez aucune crainte, n’écoutez pas ceux qui colportent des fausses nouvelles, vaquez à vos travaux, continuez vos cultures, fermez l’oreille aux mauvais conseils. Signalez les méchants à l’Administration qui les arrêtera et les punira. Obéissez à tous les ordres qui vous seront donnés, vous ne serez pas inquiétés car vous serez défendus par nos soldats.
Vive la République !
Vive la France !
Vive Madagascar ! »
.
En fait, la France n’eut pas à défendre Madagascar – qui ne fut pas attaqué- mais plus de quarante mille malgaches partirent défendre la France !

Le rôle de Diego Suarez dans la guerre

Diego Suarez, un territoire où, à une certaine époque, la population militaire était plus importante que la population civile, paraissait destiné à jouer un rôle important dans le conflit qui allait opposer les grandes puissances mondiales de 1914. Sa position stratégique, ainsi que les fortifications du « Point d’Appui de la Flotte » de l’Océan Indien paraissaient destiner la base à devenir un atout important dans la guerre maritime. En fait, le rôle de Diego Suarez fut relativement secondaire.

Un bastion inutile ?
Quand débute la première guerre mondiale, Diégo n’est plus une base militaire de première grandeur. La Revue des questions coloniales et Maritimes de mai 1914 mentionne « la constitution récente » d’un « Comité de défense du Point d’Appui de Diego Suarez ». « Aujourd’hui, en effet, cette magnifique rade, si admirablement placée au point de vue stratégique pour assurer la sécurité de nos communications avec nos possessions de l’Afrique orientale, de l’Asie et de l’Océanie, est vide de tout élément de défense mobile ; elle est à la merci d’un adversaire audacieux qui voudrait s’en emparer, sans même qu’il eût besoin d’une surprise ni de plusieurs unités. Or, le caractère précaire des routes de Panama et de Suez oblige la France à posséder une puissante station navale sur la seule route indépendante que ses escadres puissent utiliser en cas de conflit maritime en Asie, dans l’Océan Indien et dans le Pacifique. » Et, effectivement, Diego Suarez, qui avait abrité plus de 10.000 militaires n’offre plus en 1914, comme forces militaires qu’un Bataillon d’infanterie coloniale, le 3e régiment de Tirailleurs malgaches et une partie du 7e Régiment d’Artillerie coloniale ; plus la 11e Compagnie Mixte d’Ouvriers. De plus, durant la guerre, une partie des troupes d’active, mobilisées, partiront rejoindre le front. Si bien qu’en 1916, la Dépêche malgache peut affirmer « Diego Suarez se vide ». Cette dernière affirmation n’est cependant pas tout à fait exacte : si, en effet, une partie de la population civile et militaire a été mobilisée pour le front, Diégo va accueillir – pour des périodes plus ou moins longues – des milliers d’appelés arrivant de toutes les colonies.

Diego Suarez, plaque tournante des convois de militaires.

Dans les colonies françaises et au fur et à mesure de l’intensification du conflit (et de la nécessité de fournir de nouvelles troupes pour remplacer les dizaines de milliers de tués !) de nouveaux contingents de combattants vont être levés. Dans la majorité des cas, il s’agit d’appelés qui doivent être équipés et formés. Tel sera essentiellement le rôle de la base de Diego Suarez pendant le conflit. Les premiers arrivants- proximité oblige ! – seront des Réunionnais. Dès le 4 aout 1914 le Gouverneur de La Réunion publie l’Ordre de Mobilisation : il concerne « Les hommes de la réserve et de l’armée territoriale nés à La Réunion, ayant servi dans l’armée active et appartenant aux classes 1892 et suivantes ». Le premier départ a lieu presqu’aussitôt, par le paquebot Djemnah des Messageries Maritimes, que les Antsiranais connaissent bien. Les Réunionnais feront escale à Diego Suarez…et y resteront jusqu’en mars 1915. Beaucoup d’autres contingents arriveront (à La Réunion environ 1/10e des habitants ont été mobilisés) ; certains seront dirigés sur Tananarive mais beaucoup resteront à Diego Suarez pour assurer la défense de la place. D’autres convois arrivent de plus loin : la Dépêche malgache annonce en mars 1916 : « Le vapeur Derwent est attendu incessamment à Diego Suarez : il a à bord 590 tirailleurs annamites et comme chargement du charbon de terre. L’autre moitié du contingent suivra de près ». On verra également arriver des Sénégalais. Cette population disparate ne coexiste pas toujours pacifiquement. C’est encore la Dépêche qui précise « Notre correspondant nous signale que la bagarre qui a eu lieu récemment entre Annamites et Malgaches n’a pas été aussi violente qu’on le disait : il y a eu pourtant plusieurs blessés » D’autres convois partent dans l’autre sens pour transporter des troupes vers la France : les troupes coloniales en transit mais aussi les militaires qui étaient sur place : « Il est parti par le Yarra pour la France 600 Annamites avec leur cadre ; 54 sous-officiers et une dizaine d’officiers ont embarqué sur ce même courrier. La Marine doit aussi rentrer par notre "dreadnought" le Vaucluse » (La dépêche malgache).
On voit également passer des Alliés, notamment une escadre anglaise en septembre 1914 (Madagascar a mis à la disposition des Anglais une compagnie de marche). On verra même l’ « ennemi » : les malheureux allemands qui avaient le tort d’être à Madagascar au moment où les hostilités ont commencé : « Les austro-boches internés à Tananarive et à Diego Suarez seront embarqués sur le Sydney à destination de la France pour être ensuite dirigés sur des camps de concentration » (La Dépêche du 21 octobre 1916). Et enfin, on verra, au fil des mois, revenir les blessés ; puis, à la fin des hostilités, les survivants. Du moins ceux qui n’auront pas péri dans le naufrage du Djemnah, parti de Marseille, qui mitraillé par les Allemands coula au large d’Alexandrie le 14 juillet 1918, catastrophe qui coûta la vie à 436 personnes dont 200 malgaches !
Car la guerre se déroule aussi sur mer et Diégo aurait pu jouer un rôle plus important si le bassin de radoub avait été opérationnel…

Où en est donc le bassin de radoub ?

Les travaux avancent…lentement… Pour pouvoir fonctionner la forme de radoub devait être fermée par un bateau-porte en tôle d’acier dont l’étanchéité se ferait par du chanvre goudronné. Le marché de fourniture du bateau-porte avait été passé le 30 novembre 1910 avec la Société des Forges et Chantiers de la Méditerranée. La construction se fit dans les ateliers de La Seyne et il était prévu un délai de 9 mois pour la construction et de 2 mois et demi pour le transport. Le bateau-porte arriva à Diego Suarez le 10 janvier 1912 mais il ne put être mis en place que le 2 juillet 1913 en raison de travaux de maçonnerie de la forme. Il fallut attendre 1915 pour terminer la construction de l’usine et l’installation de la station d’épuisement (qui avait dû être déplacée en raison de glissements de terrain). Les travaux avaient été ralentis par le cyclone du 24 novembre 1912 qui avait occasionné des dégâts importants aux ouvrages métalliques et aux ouvrages de maçonnerie. En 1916, la majeure partie des installations était terminée mais les plus grandes incertitudes régnaient sur la gestion de l’exploitation du bassin. Dès juin 1912, le Gouvernement français avait modifié le rôle que devait jouer Diego-Suarez en temps de guerre et l’avait réduit à un centre de ravitaillement pour les navires. En conséquence, il avait été proposé à la Colonie de prendre en charge les établissements de la Marine. Une Commission locale avait conclut à l’affectation des casernes aux services de la Colonie mais avait refusé le bassin de radoub en raison des lourdes charges qu’entraîneraient la fin des travaux et l’exploitation. Or, pour la Marine, c’était tout ou rien ! Les pourparlers continuèrent jusqu’en 1916, quand le Gouvernement Général de la Colonie accepta l’ensemble appelé « Bassin de radoub » qui comprenait :
- La forme de radoub et l’usine
- L’ancien arsenal
- les bâtiments d’habitation.
Le service d’exploitation ainsi créé fut mis sous les ordres du Chef du Service Régional de Diégo du 16 aout 1916 au 1er juillet 1917 ; il passa ensuite sous le contrôle du Directeur des Travaux publics jusqu’en 1919. Inutile de dire qu’en raison de tous ces contretemps et de toutes ces tergiversations, le bassin de radoub n’avait été d’aucune utilité pour les flottes de guerre des Alliés !
(à suivre)
■ Suzanne Reutt


Les premières années de Diego Suarez : 1912 - 1913, Le temps des désillusions…

Envoyer

24 novembre 2016

« La pauvre ville d’Antsirane, avec ses maisons broyées, ses toits écrasés, déchirés, paraît avoir subi un long bombardement »

Les espoirs mirifiques qu’avait fait naître, à Diego Suarez, la découverte de l’or d’Andavakoera, furent suivis par une cascade de désillusions : les filons commençaient à se tarir, les travaux du bassin de radoub traînaient, la délinquance ne baissait pas, le nouveau gouverneur général était aussi décevant que le précédent, l’économie peinait à démarrer et – pour couronner le tout –un cyclone s’abattit sur la région. Bref, les années 1912 – 1913 furent, dans l’ensemble des années moroses pour la population antsiranaise !

Les mines d’or : déceptions et revers

Les rêves de fortune des dizaines de prospecteurs qui s’étaient lancés dans la recherche de l’or commencent à tourner au cauchemar : beaucoup n’ont pas la chance de Mortages : leurs concessions s’étant révélées décevantes, ils doivent renoncer à leurs permis d’exploitation qui sont accordés pour un temps limité. C’est notamment le cas des anciens colons Lepeigneux, Josse et Montagne ; c’est aussi le cas, en décembre 1912 de certaines des concessions de Mortages et Grignon. Quant aux exploitations qui continuent à fonctionner, elles commencent à devenir moins rentables : Dès 1912, L’Echo des Mines indique que la production ne cesse de décroître « surtout sur les provinces de Diego Suarez et de Mevatanana ». Et en 1913 la production de 383 kilos d’or ne suffit pas à payer les actionnaires de la Société des Mines d’or d’Andavakoera (SMOA).Parallèlement, les transports d’or et de fonds se font régulièrement attaquer. En France, les journaux parlent de « bandes de malfaiteurs qui terrorisent la région » (Le Radical), des attaques à main armée dont la série continue (Les Annales coloniales). Fin 1911, sur le Djibouti la police arrête une bande d’Antaisaka ayant dans leurs bagages de l’or volé. Le Progrès de Madagascar signale qu’« un convoi de l’Administrateur en chef Hesling a été attaqué à coups de pierres aux environs du village d’Ambondrofe ». Les routes ne sont pas sûres, elles ne sont pas non plus terminées …

La route des placers : le « bluff »

L’Impartial de Diego Suarez parle de « bluff » au sujet de la fameuse route tant attendue : « Il y a huit ans que la route des placers est commencée : elle devait être terminée en 1910 ; or, ce n’est qu’aujourd’hui qu’on s’aperçoit que les ponts vont manquer […] les ponts ne seront sans doute livrés que dans deux ou trois ans » (Les Annales coloniales). Et des rumeurs de détournement et d’incompétence se répandent. Mortages, le premier concerné, se révolte contre le défaut d’entretien de la route : « Voilà cinq ans que l’on est à construire la route des Placers qui doit aller jusqu’à Ambakirano ; nous pouvons seulement aller jusqu’au 30e : on avance en reculant ». (Les Annales coloniales - 25 mai 1912). Et le cas de la route des Placers n’est pas isolé : celle de Sakaramy n’est pas en meilleur état : « La route qui existait, qui nous permettait d’aller à la Montagne n’existe plus ; la postale qui fait deux services au Camp de Sakaramy a toutes les peines du monde à accomplir le trajet. »
Autre sujet de mécontentement la suppression du « Point d’Appui » de Diego Suarez. C’est encore Mortages qui, dans les Annales coloniales, déplore « nous sommes tous ici dans la consternation : des rumeurs circulent que le Point d’Appui va être supprimé ; l’on dit même que lors d’une récente réunion du Conseil supérieur de la guerre, il n’y aurait eu que deux généraux coloniaux qui auraient voté pour le maintien. Ce ne sont que des rumeurs mais nous avons tellement peur que cela arrive que nous y ajoutons peut-être plus de foi que ce qu’il faut ».

Un mécontentement latent

Ce pessimisme se manifeste à propos de tout si l’on en croit les journaux de l’époque et notamment Les Annales coloniales qui titrent « Diego Suarez délaissé » (28 novembre 1912) ; « L’irritation augmente à Diego Suarez » (5 décembre) « Diego Suarez se plaint ». On se plaint, comme nous venons de le voir, du mauvais état des routes ; on s’irrite de « l’incompétence de la police » ; on redoute l’insécurité ; on enrage contre les responsables des travaux publics et l’on a honte de la Résidence qui « possède un mobilier vraiment digne de figurer chez un obscur brocanteur » ! (Le Courrier colonial du 1er mars 1912). On va même jusqu’à faire circuler une pétition « à l’effet de protester contre la décision de la commission municipale tendant à empêcher les sonneries de cloches avant le lever du soleil » ! Bref, on est mécontent de tout et de tous, surtout des dirigeants de la ville et de la colonie.

Diego Suarez la rebelle

Quelles sont donc les cibles des attaques constantes des journaux de Diego Suarez et des correspondants locaux des journaux français ? Les fonctionnaires tout d’abord et principalement ceux des travaux publics. Ce sont eux qui sont incapables de mener à bien les travaux routiers et qui- peut-être sont responsables des détournements de crédits supposés. Ce sont ceux dont la « négligence » a failli causer un drame comme on peut le lire dans les Annales sous le titre « Malveillance ou négligence » à propos d’un réservoir d’eau intermédiaire entre la ville haute et la ville basse : « Il s’agissait de creuser un réservoir recouvert d’un plafond en béton armé sur l’espace laissé libre au ras du sol et sur ce plafond on projeta d’édifier la salle de spectacles dont le besoin se fait sentir depuis longtemps […] Le projet fut dressé sous la direction de ce fameux chef qui a dirigé les travaux de la route des placers sans daigner la voir et il est certain qu’il n’a pas dû examiner davantage ce point qui fut élaboré par un quelconque dessinateur ou par un planton… » Bref, le plafond en question s’est écroulé le 18 octobre et l’accident fut attribué à la malveillance mais l’auteur de l’article penche plutôt pour l’incompétence des responsables.
Si l’administrateur-maire de Diego Suarez, jouit d’une relative indulgence de la part des journaux locaux, c’est du fait que, comme il l’avoue lui-même, il n’a aucun de pouvoir. C’est ce qu’il reconnaît après la tentative d’assassinat du Capitaine Buchalet : « Textes en mains – arrêté du 14 octobre 1911- le maire n’a pas le droit de donner des ordres ou de faire des observations au personnel de la police […]En ce qui concerne l’auteur chinois de l’attentat, l’administrateur–maire n’a entendu parler de ce paria pour la première fois qu’après le drame, n’ayant à sa disposition d’aucun moyen d’être renseigné sur ce qui se produit dans la commune ». Les Antsiranais ne s’y trompent pas : pour eux, le seul responsable de ce qui ne va pas à Diego Suarez, c’est le Gouverneur-Général, M.Picquié. Nous avons vu dans un précédent article la détestation que portait Diego Suarez au précédent Gouverneur, Augagneur. Aussi, son successeur a-t-il, dans un premier temps, été accueilli plutôt favorablement. Mais ces bonnes dispositions n’ont pas duré et le Gouverneur Picquié va être l’objet des attaques d’une partie des colons. « M. Albert Picquié fait regretter son prédécesseur » lit-on dans Les Annales coloniales. Le pauvre Gouverneur est moqué dans les termes les plus cruels : on l’appelle « monarque-parapluie ». On dénonce « le sans gêne et le manque de parole du Gouverneur Général dont l’infirmité dépasse les jambes, gagne le cerveau et touche la mémoire » (lettre du correspondant à Diego Suarez des Annales coloniales en date du 21 avril 1912). On le surnomme « Micromegas » parce qu’il « sait être monumental dans les infimes conjonctures… » Quant à ceux qui le soutiennent (comme le directeur du journal Le Diego Suarez) on affirme qu’ils sont vendus ! On reproche au Gouverneur Général de ne pas tenir ses promesses, comme celle qu’il avait faite de doter Diego Suarez d’une municipalité élue et non plus nommée. On lui reproche des propos désobligeants (il qualifie les délibérations de la Chambre d’Agriculture de « parlottes ». Bref, la grogne ne cesse de monter contre l’autorité de Tananarive. La manifestation la plus spectaculaire du mécontentement quasi-général est la démission collective de la Chambre consultative, présidée par Alphonse Mortages : « La Chambre consultative de commerce et d’industrie de Diego Suarez vient de donner collectivement sa démission pour protester contre la lenteur avec laquelle l’administration de M.le Gouverneur Picquié procède pour la réalisation des travaux publics pourtant si nécessaires dans cette partie de l’île. M.Mortages, président de la Chambre, a fait observer combien la province de Diego Suarez était toujours sacrifiée, quoique rapportant annuellement 2 millions de francs à la Colonie » (Annales coloniales du 14 mars 1912). Ce n’est pas la première fois que Diego Suarez se dresse contre Tananarive mais, en 1912, il semble que le mécontentement soit à son comble et que, comme Mortages, l’on pense généralement que « Diego Suarez ne compte pas pour Tananarive. »
Et pourtant…

Des améliorations dans la vie quotidienne.

Est-ce à dire que rien n’a été fait pour Diego Suarez en 1912 ? Ce n’est pas tout à fait le cas. Même les Annales coloniales, si farouchement opposées au Gouverneur Général, doivent reconnaître que « la sécurité et le calme sont rétablis dans le nord ». La ville a vu se développer son système d’égouts, la télégraphie sans fil (TSF) est ouverte aux communications privées depuis le 1er juin. Elle permet d’assurer la transmission des télégrammes avec les Comores et de transmettre des radio- télégrammes aux bateaux dans un rayon de 600 km le jour et de 1200km la nuit. Le bassin de radoub a reçu, le 29 novembre, la porte métallique commandée en France « et déjà les travaux de mise en place sont entrepris, laissant espérer pour bientôt la mise en exploitation de cet ouvrage appelé à rendre à la navigation les plus grands services. » (La Quinzaine coloniale). On se met même à rêver : « La Chambre adopte un projet consistant à construire un chemin de fer entre Tananarive et Antsirane ». Rêve qui sera balayé par la guerre qui s’approche tandis que les embellissements de Diego Suarez seront balayés par l’un des plus violents cyclones de son histoire.

Le cyclone du 24 novembre 1912

« Toutes les maisons sont atteintes gravement, la moitié sont absolument anéanties, et les matériaux entassés, broyés, forment des tas informes totalement inutilisables. »

La plupart des journaux, à Madagascar et en France se feront les échos de la tourmente : le Tamatave (journal d’une ville où l’on se connaît en cyclones !) titre : « Un cyclone épouvantable a dévasté Diego Suarez » ; le Figaro parle d’une « calamité sans précédent dans l’Océan Indien ». Le Matin annonce : « Violent cyclone à Madagascar – Les victimes sont nombreuses. » Le Tamatave qui donne dans sa parution du 11 décembre 1912 une description dramatique de l’extrême violence du cyclone qui, pendant 4 heures « avait tout ravagé, presque tout anéanti », détaille les destructions subies par la ville dans son numéro du lendemain : « Toutes les maisons sont atteintes gravement, la moitié sont absolument anéanties, et les matériaux entassés, broyés, forment des tas informes totalement inutilisables. Sur celles qui restent debout, plus de la moitié paraissent irréparables tant elles sont disloquées, brisées. Des toitures, il n’en reste pas dix pour cent. D’ailleurs, cette proportion de dix pour cent est celle des immeubles ayant peu souffert. La Résidence est détruite et les ruines, quoique debout en maints endroits, ne pourront être utilisées. Les archives et tous les papiers sont pour la plupart, noyés, détruits, disparus. Le logement de l’Administrateur en chef n’existe plus et ses meubles personnels, comme ceux de la Résidence, sont en miettes. Les bureaux sont transférés, provisoirement, dans la salle d’audience du Palais de Justice. Les bureaux du District, détruits. Le marché couvert de Tanambao, tout en fer, cependant écrasé et brisé, ne forme qu’un tas de débris à peu près inutilisables. L’Hôtel des Mines a éprouvé des dommages sérieux. Le premier étage, où le Cercle était installé a particulièrement souffert. La toiture du Cercle a été enlevée. Le magasin Chatard a été découvert et les marchandises presque toutes détruites. L’Imprimerie a été découverte à moitié. Les machines, papiers et imprimés sont complètement noyés. Les rues sont encombrées de débris de toutes sortes : poutres, planches, tôles, ferrailles, tuiles, blocs de maçonnerie, vêtements, débris de meubles etc. Le spectacle est lamentable. Tous les fils télégraphiques sont coupés, les poteaux et consoles tordus, arrachés, brisés. Comme déjà dit plus haut tous les immeubles ont été frappés et un grand nombre anéantis. Les commerçants ont été gravement atteints par la pluie torrentielle qui n’a cessé de tomber sur les marchandises découvertes contribuant ainsi à l’œuvre de dévastation. La pauvre ville d’Antsirane, avec ses maisons broyées, ses toits écrasés, déchirés, paraît avoir subi un long bombardement. L’on ne peut se faire une idée de la douleur que nous éprouvons devant ce spectacle qu’animent quelques êtres humains, ruinés, moitié nus qui sont là, impassibles, contemplant le désastre et leur misère. »
Cette année 1912, somme toute assez morose se terminait par une tragédie.
■ Suzanne Reutt


Les premières années de Diego Suarez - 1908 - 1912 : Les années d’or

Envoyer

10 novembre 2016

Construit en 1910, l’Hôtel des Mines est le symbole de la réussite d’Alphonse Mortages. Il devint rapidement le plus bel hôtel de Madagascar

La fabuleuse découverte de l’or d’Andavakoera par Alphonse Mortages, en 1907, se produit à un moment où les perspectives économiques de Diego Suarez sont plutôt moroses après la fin des travaux du Point d’Appui de la flotte. Mais la fièvre de l’or qui s’empare de la province du Nord permettra-t-elle le rebond attendu ? Beaucoup l’espèrent et, en 1911 « La dépêche coloniale illustrée » titrera « L’or, moteur du développement »

L’or du Nord

Nous ne reviendrons pas sur l’histoire d’Alphonse Mortages, que les lecteurs de la Tribune connaissent bien (n° 11 à 114 de La Tribune de Diego). C’est en 1907 que commence vraiment l’exploitation de l’or découvert dans la région d’Ambakirano. Au départ, l’or est extrait avec des moyens rudimentaires : pioches, pelles, batées…. Mais, dès 1907, Mortages et son associé Grignon peuvent fêter la demi-tonne d’or. Résultats mirifiques qui vont enflammer l’imagination de tous les habitants de la région et des aventuriers venus de partout ! Les années qui suivent ne démentent pas les espérances des prospecteurs : d’après l’ingénieur Bordeaux, le premier à avoir visité les placers de Mortages, la production totale fut en 1908 de 962 kg et de 1282 kg en 1909. Soit environ 3 tonnes d’or pour les premières années d’exploitation ! Inutile de dire que ces résultats donnèrent des idées. D’autant plus que Mortages, homme chaleureux et exubérant n’avait pas caché sa bonne fortune, éblouissant la population en descendant la rue Colbert avec ses sacs d’or étalés avec complaisance ! Aussi, dans la population de Diégo, européens et indigènes furent pris par la fièvre de l’or. Le Signal de Madagascar signalant l’arrivée des ingénieurs des Mines envoyés par les sociétés aurifères créées en France parle « d’une véritable effervescence à Diego Suarez ». Le directeur des salines de Diégo, M. Plion, avait même donné lecture, dans une soirée artistique, d’ une œuvre de son cru intitulée : La fièvre de l’or !
Quelles furent donc les conséquences de cette ruée vers l’or pour la Province de Diego Suarez ?

Les afflux de population

Les européens, tous métiers confondus, devinrent souvent prospecteurs et se firent attribuer des concessions, qu’ils revendirent parfois à des Sociétés spécialisées (c’est le cas de la société des Mines d’or de la Loky qui a repris les concessions de trois habitants de Diego Suarez : Lepeigneux, colon à la Montagne d’Ambre, Josse, commerçant à Antsirane et Montagne, négociant à Anamakia) Quant aux « indigènes », ils affluèrent en grand nombre sur les placers : on compta jusqu’à 10.000 Antaimoro employés à Andavakoera.
Nous l’avons vu : avec la fin des travaux du Point d’Appui, Diego Suarez avait connu une véritable dépression économique : les milliers d’ouvriers embauchés par l’armée pour construire les routes, les quais, les fortifications, se trouvèrent alors sans emploi. Beaucoup repartirent d’où ils étaient venus : à La Réunion, à Maurice, en France ou dans les autres régions de Madagascar. La découverte des gisements d’Andavakoera fut un véritable appel d’air. La population européenne de Diégo qui culminait à 1868 individus en 1906 (militaires non compris) en comptait 2457 en 1911. Pour la seule ville d’Antsirane on comptait une vingtaine de prospecteurs ! Quant au nombre des « indigènes » il était passé de 22.720 à 47.962 ! L’afflux de population et le renouvellement des centres d’intérêt économiques entraînèrent de profonds changements.

La réorganisation administrative

La région où avait été trouvé l’or appartenait à ce que l’on appelait le « secteur antankarana », qui depuis 1905 était rattaché à la province de Nosy-be. Mais cette dernière n’avait pas les moyens d’assurer la logistique qu’impliquaient les nouvelles découvertes. De plus, Mortages était foncièrement attaché à Antsirane et comptait bien en faire le centre administratif de ses activités. La découverte des mines d’or eut pour effet de rendre à la province de Diego Suarez cette partie du Nord de Madagadascar qui n’était pourtant pas très proche d’Antsirane. Ce rattachement fut arrêté le 9 juin 1910.
Aussi, dès le début, se posa la question de l’acheminement du matériel et de l’exportation de l’or.

La route des placers

Dès les premières perspectives d’exploitation aurifère, la Province de Nosy Be avait vu le parti à tirer de cette exploitation. On lit dans le Diego Suarez cette opinion de Locamus, ardent défenseur de la prééminence de Nosy Be sur Diego : « Le centre minier aurifère le plus important de la colonie se trouve dans la Province de Nosy Be. Jusqu’à ce jour, il avait été desservi par Diego Suarez et un nombre considérable de travailleurs avait été affecté à l’établissement d’une route charretière devant relier Antsirane au territoire des placers. » Mais Locamus fait remarquer que la voie la plus courte, pour se rendre sur le centre minier c’était « la voie fluviale du N.O, flottable aux marées hautes jusqu’à quelques kms seulement des placers ». En fait, du matériel destiné aux placers de Mortages et Grignon fut effectivement débarqué à Nosy Be puis transporté par boutres mais, rapidement la route fut préférée pour acheminer le précieux métal vers un centre portuaire qui en permettrait l’exportation. Cette « route des placers » est, comme le bassin de radoub, un serpent de mer : commencée mais jamais finie, elle fut l’objet de réclamations sans nombre des exploitants des champs aurifères et de la population qui voulait y avoir accès. Pourtant des promesses avaient été faites : lors de sa visite à Diégo en 1909, le gouverneur Augagneur indique le montant des sommes allouées : « Le montant des devis présentés pour la route des placers, était arrêté par le service régional à 200.000 francs. Le Gouvernement Général vient de nous accorder CINQ CENT MILLE FRANCS (environ deux millions d’euros actuels) dont 100.000 à prélever sur le budget ordinaire et 400.000 à prélever sur la caisse de réserve de la Colonie. » Fin 1909, l’Administrateur-Maire « a mis la Chambre consultative au courant des progrès des travaux de la route des placers et leur indique les parties qui pourront être, à moins de cas de force majeure, être livrées à la circulation au 31 décembre de cette année ». Mais les travaux ne vont pas vite et Mortages le fait remarquer à Augagneur : « La circulation, même dans les parties considérées comme terminées, y est très difficile en saison sèche, et, prochainement, c’est-à-dire dès les premières grandes pluies, elles seront impraticables. » Deux ans après, en 1911, elle était loin d’être terminée si l’on en croit le Bulletin économique de Madagascar : « La route dite des Placers doit relier Diego Suarez au village d’Ambakirano, situé au centre de la région aurifère de l’Andavakoera. Sa longueur est de 138 km. A la fin de 1910, la plate-forme était construite sur 100km et l’empierrement terminé sur 33 kms. »

L’apport économique

Le commerce retrouva un certain dynamisme. Le commerce de détail, d’abord, du fait de l’augmentation et du meilleur pouvoir d’achat de la population. En effet, en raison de l’insuffisance de la main d’œuvre, les travailleurs des placers étaient beaucoup mieux payés que la population du reste de l’île. Le commerce portuaire qui avait toujours été déséquilibré à Diégo (les importations dépassant de beaucoup les exportations) fut dopé par l’exportation de l’or. L’Annuaire de 1912 indique que près de 4000 kilogrammes d’or ont été extraits des placers Mortages et Grignon depuis 1906. La télégraphie sans fil, qui sera accessible aux particuliers, facilite le désenclavement d’Antsirane « l’un des principaux centres commerciaux de la colonie » (Bulletin économique de Madagascar). L’enrichissement de la ville (par les taxes qu’elle percevait) et de certains particuliers eut des conséquences heureuses sur l’urbanisme.

Une ville rénovée

C’est à cette époque (en 1909) qu’Antsirane fut doté d’un tribunal (celui que nous connaissons) qui fut immédiatement l’objet des critiques des antsiranais. Critique sur son esthétique que la plupart des journaux de l’époque tournent en dérision : « Diégo, il est vrai, a une compensation : son palais de justice de création récente et construit en face de la résidence non sans que l’on ait empiété sur un square, agrément de la ville. C’est un bâtiment de style spécial, ce qui d’ailleurs en fait le charme non moins spécial. On retrouve les mêmes dispositions intérieures à la kasbah, en Alger. » Et l’article termine en comparant le Tribunal à un « Bains-Douche » (Le progrès de Madagascar). Pauvre tribunal à qui l’on reproche son allure « spéciale » mais aussi ses malfaçons : « Depuis que ce bâtiment original est terminé on s’est rendu compte, maintes fois, que lorsqu’il pleuvait, on y était moins à l’abri que dehors » (La cravache antsiranaise). L’article conclut en disant que « le Tribunal ne pouvant siéger dans une douche » il s’est installé dans la Mairie !
Autre amélioration : celle de la rue Colbert par le comblement du ravin Froger. Ce ravin, qui se trouvait au carrefour de la rue Colbert et de l’Avenue de France coupait en deux la rue Colbert. On le franchissait sur un pont en bois mais, en saison des pluies, il inondait tout le quartier. « Ce ravin, qui traverse en partie la ville d’Antsirane, recueille les eaux pluviales et les eaux ménagères de plusieurs quartiers ainsi que les immondices provenant de l’égout des casernes. Toutes ces eaux et matières s’écoulaient mal, à cause des nombreuses sinuosités du ravin. En certains point même, les eaux restaient stagnantes et devenaient un foyer d’infection pour une partie de la ville ». (Bulletin économique de Madagascar juillet 1911). Un premier projet prévoyait de construire un canal à ciel ouvert bordé de banquettes engazonnées mais on décida ensuite de le couvrir pour des raisons d’hygiène.
Autres améliorations : l’agrandissement du château d’eau ; la construction, en 1909, de la poste (que nous voyons encore en face de l’ancien hôtel …de la Poste !) ; la construction, en 1910, du bâtiment des domaines. Des crédits furent également affectés à une nouvelle canalisation d’eau, à l’entretien des rues, à l’éclairage de la ville, à la construction de trottoirs et de caniveaux. Antsirane commençait à ressembler à une vraie ville ! Mais ce qui fit surtout la fierté des Antsiranais, ce fut, en 1910, la construction de l’Hôtel des Mines.
Symbole de la réussite d’Alphonse Mortages, il devint rapidement le plus bel hôtel de Madagascar. Mortages est alors au faîte de sa gloire.

Mortages, roi de Diego Suarez

La Revue de Madagascar donne une idée de sa célébrité : « M.Mortages s’est embarqué le 25 mars à Marseille pour Madagascar. De nombreux malgaches ont accompagné à la gare d’Orsay le sympathique administrateur des mines de l’Andavakoera. » Ses affaires se développent : « Car la Société que MM. Mortages et Grignon voulaient créer pour donner plus d’extension à l’exploitation de leurs terrains aurifères, a été constituée avec un plein succès, M. Mortages devenant administrateur en mission à Madagascar, et M.Grignon administrateur délégué à Paris. » et elles se diversifient : « M.Mortages va se trouver obligé de faire face aux multiples affaires de son usine de manioc de la vallée du Sambirano, où l’on doit traiter annuellement 6000 tonnes de ce produit. » Et, surtout, « il a fait construire à Diego Suarez le magnifique hôtel des Mines dont les colons de cette ville ne sont pas médiocrement fiers. »
Capitaliste adulé (il faut dire que Mortages est un homme gai et généreux), il est considéré comme le bienfaiteur de la ville et est nommé, dès 1909 Président de la Chambre consultative. En 1910 il devient conseiller du commerce extérieur de Madagascar. Il est l’interlocuteur du Gouverneur Général lorsque celui-ci se déplace à Diego Suarez. Période dorée pour Mortages qui, comme la cigale ne saura pas préparer son avenir et finira ruiné mais toujours respecté par les habitants de la ville à laquelle il a tant donné.

Et pour Diégo ?

Il est certain que la découverte de l’or d’Andavakoera a apporté une certaine prospérité à Diego Suarez. Cependant, cette prospérité, fondée sur une seule ressource, n’a pas vraiment suffit à assurer une prospérité durable pour une ville dont le développement reste entravé par le manque de moyens de communication. Et la « fièvre de l’or » au Nord de Madagascar, comme ailleurs, n’a pas eu que des effets bénéfiques !
A suivre
■ Suzanne Reutt


Les premières années de Diego Suarez : 1908 - 1910 : la population, une coexistence pas toujours pacifique.

Envoyer

27 octobre 2016

Des les origines, la population de Diego Suarez rassemblait des populations d'origines très diverses

Dès les origines, la population de Diego Suarez rassemblait des populations d'origines très diverses

L’installation du Point d’Appui de la flotte à Diego-Suarez a entrainé une augmentation considérable de la population. Attirés par les perspectives de travail, des milliers d’immigrants sont arrivés de tous les horizons, certains affluant d’autres provinces de Madagascar d’autres venant de France, de l’Océan Indien, d’Afrique ou d’Asie. La cohabitation entre ces divers groupes aux langues, aux traditions et aux intérêts différents ne s’est évidemment pas toujours déroulée très sereinement.

Les différents groupes ethniques présents à Diégo-Suarez en 1908

D’après les chiffres du recensement de 1906 la population totale de la province (qui ne comprenait plus la province de Nosy Be ni celle de Vohemar) était de 22.720 habitants dont 1868 Européens (militaires non compris), 2401 Asiatiques ou Africains et 18.451 indigènes (Rappelons que le terme « indigène » - devenu politiquement incorrect – désigne une personne originaire du pays.) Le principal centre de population de la province était la ville d’Antsirane qui comptait 12.873 habitants en 1909. Parmi les Européens, les Français étaient évidemment majoritaires mais dans ce groupe, il fallait distinguer les « français de France » et ceux que l’on appelait les créoles ou les Bourbonnais et qui étaient originaires de La Réunion. On comptait aussi, parmi les Européens un grand nombre de grecs et d’italiens. Parmi les Asiatiques, dominaient les Indiens et les Chinois. Les Africains venaient essentiellement de la corne de l’Afrique et on les confondait parfois avec ceux que l’on appelait les « Arabes » à Nosy Be et qui faisaient, depuis des siècles, du commerce avec Bombay. Enfin, chez les « indigènes », en dehors des Antankarana, originaires de la Province, on trouvait une grande proportion de malgaches venus des plateaux (Merina ou Betsileo) et de ceux qui venaient du sud-est et que l’on nommait indifféremment « Antaimoros ». Enfin, les Comoriens étaient la plupart du temps rangés parmi les « indigènes ». Tous ces groupes ne vivaient pas exactement côte à côte. L’installation des divers groupes ethniques dans la ville.Les malgaches qui étaient d’abord installés autour de la Place Kabary avaient été regroupés au nouveau village de Tanambao pour des raisons d’hygiène officiellement mais surtout pour des raisons de sécurité. Les « Arabes » qui travaillaient essentiellement pour le port où ils assuraient le batelage étaient installés dans la ville basse. Les Chinois se groupaient pour la plupart à Tanambao ou dans les villages de la Province (Cap Diego-Anamakia- Sakaramy) ; quant aux Indiens ils commerçaient à Antsirane et notamment dans la rue Colbert et dans le quartier de l’Octroi. En ce qui concerne les européens, ils habitaient pratiquement tous à Antsirane alors que la plupart des Réunionnais habitaient hors de la ville, le plus souvent à Anamakia ou à la Montagne d’Ambre. Plus de cent ans après, on ne peut pas dire que cette répartition géographique ait beaucoup changé ! Ces différents groupes ethniques s’étaient plus ou moins spécialisés dans certains domaines d’activité.

Les secteurs d’activité

Une grande partie des français étaient fonctionnaires, employés de bureau, agents de sociétés ou entrepreneurs. Parmi les autres européens, les grecs étaient souvent commerçants (principalement bouchers ou boulangers) alors que les italiens étaient pour la plupart artisans, et travaillaient souvent dans le bâtiment. Quant aux réunionnais, ils étaient principalement agriculteurs. Parmi les asiatiques, les chinois tenaient souvent des boutiques d’épicerie alors que les indiens commerçaient dans les bijoux et les tissus. Les « arabes » travaillaient pratiquement tous comme bateliers. Quant aux malgaches, ils faisaient la plupart du temps fonction de manœuvres (tireurs de pousse-pousse, manutentionnaires, « bourjanes ») ou de domestiques. Ils étaient également souvent employés dans les concessions des colons. Entre ces différents groupes la cohabitation avait été généralement pacifique pendant les premières années de la colonisation, alors que la quasi-totalité de la population était confinée dans la ville basse ou le « Camp malgache » (quartier de la place Kabary) où les Réunionnais habitaient auprès des malgaches. A l’époque, on voit se côtoyer toutes les communautés. Ainsi, en 1888 « Ismalzy « indien commerçant » achète la case d’O.Penaud et devient le voisin de Rollet et J.Ernest, Mauriciens. Auparavant, il s’est servi de D.Loupy, commerçant réunionnais, et de Uthural, métropolitain qui a borné la concession » (Claude Bavoux : Les conditions d’insertion sociale des créoles)
Avec l’installation du Point d’Appui, et la venue de milliers d’immigrants venus de tous les horizons, les rapports devinrent plus difficiles et des communautarismes se firent jour.

Les antagonismes

Il ne faut pas croire que l’animosité des Antsiranais ne vise que les populations d’ethnies différentes. Chez les colons français, le principal ennemi, c’est le fonctionnaire : celui qui ne connaît rien à Madagascar et qui a, aux yeux des colons, des privilèges exorbitants.
Les journaux de Diégo, La Cravache antsiranaise, Le Diégo-Suarez, L’Impartial attaquent, à longueur de colonnes, ces planqués de métropolitains qui les harcèlent de règlements, d’interdictions, de mesquineries. En un mot, qui les empêchent de vivre et de travailler. Le Signal de Madagascar du 14 avril 1909 citant L’Impartial de Diego-Suarez sort un article au vitriol contre l’administration qui refuse d’accorder aux colons les titres de transport dont bénéficient les fonctionnaires : « Il s’agissait de prélever chaque année, sur le budget de la colonie, la somme nécessaire au paiement d’un nombre restreint de passages gratuits dont auraient pu bénéficier les colons qui, malgré un long séjour et une lutte pénible se trouvent dans l’impossibilité d’aller, comme leurs collègues plus fortunés, prendre quelques mois de repos au pays natal ». Et l’article, intitulé « Les oubliés » se termine par ces mots : « Et pour soulager tant de douleur, pour donner la vie à ces victimes du travail il faudrait retrancher bien peu des sommes gaspillées à promener des fonctionnaires coûteux dans toute l’île pour des motifs futiles. » La Cravache antsiranaise est plus caustique : « Réjouissez-vous fonctionnaires de toutes classes, l’ère des étrennes approche et je puis vous affirmer que personne ne sera oublié…non, personne » Et il insinue avec ironie que, pour les satisfaire, le gouverneur Augagneur aurait fait affréter un torpilleur « pour apporter de France de quoi contenter les plus exigeants » ! Les accusations sont parfois plus graves : c’est L’Impartial qui affirme directement que les juges empochent l’argent des amendes qu’ils infligent ; c’est l’ancien commandant Imhaus qui attaque l’Administration pour entraves apportées à l’industrie du caoutchouc (en raison de l’augmentation des taxes).
Les choses ne vont pas mieux, entre colons français et colons créoles. Lors de la vague de criminalité de 1903 le colon d’origine métropolitaine Mogenet insiste sur la responsabilité des Créoles qui « font preuve d’une arrogance singulière à l’égard des malgaches dont ils ont souvent la couleur, se laissant aller à affirmer par des coups leur supériorité relative ». En sens inverse le créole Houareau affirme que le colon métropolitain Humbert a été attaqué en raison de sa conduite douteuse vis-à-vis des malgaches. Les jugements méprisants témoignent de cette incompréhension entre métropolitains et créoles. Ces derniers sont considérés comme « très indolents, très paresseux, incapables d’un effort personnel sérieux » (Avocat Clavier cité par J.Fremigacci).

Les tensions entre ethnies

D’ailleurs, d’une façon générale, chaque groupe a tendance à mépriser les autres groupes. Les créoles sont accusés d’être « sales » mais ils ne sont pas les seuls à être considérés ainsi. La Cravache antsiranaise dénonce la saleté des arabes de la ville basse « Rien de plus dégoutant que les habitations occupées par les Arabes de la Ville basse ». D’ailleurs, cette accusation de saleté atteint tous les indigènes : de nombreux habitants sont frappés d’amende pour la malpropreté de leurs maisons. Les tensions sont vives entre commerçants d’origine différente et entraînent des incidents particulièrement graves. Le Signal de Madagascar relate ainsi, sous le titre « Le Drame de Diégo-Suarez » une rixe mortelle entre les bouchers grecs et des membres de la communauté arabe : « Le 5 courant (mai 1909) au marché de Diego, une discussion insignifiante survint entre le Grec Costis et un enfant arabe. Le chef de la congrégation arabe étant intervenu, une querelle vive éclata, des voies de fait suivirent, violents. Les arabes accoururent à l’appel de leur chef et chargèrent deux fois, armés de matraques, sur les bouchers grecs et italiens, frappant rageusement. Un grec fut assommé et le chef arabe Mahmadi-Ali qui avait reçu un coup de couteau au flanc mourut peu de temps après son arrivée au poste où il avait été transporté d’urgence pour y être pansé. ». L’affaire eut évidemment des suites : « Le bruit a couru d’un complot arabe contre les bouchers italiens, accusés injustement d’être les auteurs du meurtre de Mahmadi-Ali ; toujours est-il que samedi un des bouchers italiens sortant du marché fut frappé d’un coup de couteau par un arabe, la blessure serait peu grave. Les grecs et les italiens sont exaspérés. Les arabes s’opposèrent à l’arrestation de l’auteur du coup de couteau qu’ils conduisirent eux-mêmes à la police ».
Les tensions vont encore s’aggraver avec la vague de criminalité qui sévit à nouveau dans les années 1908-1910.

Une nouvelle vague de criminalité qui attise les tensions

Avec la découverte des filons aurifères d’Andavakoera, une nouvelle vague de criminalité va s’abattre sur la région, accentuant les tensions entre communautés. Cette fois-ci, c’est la communauté Antaimoro qui sera mise en accusation. En effet, de nombreux travailleurs venus du sud-est se retrouvent sans emploi avec la fin des travaux du Point d’Appui de la flotte. Certains verseront effectivement dans la criminalité mais on aura tendance à parler d’Antaimoros chaque fois qu’un crime se produira ! Le Signal de Madagascar du 18 janvier 1908 relate l’attaque d’un convoi venant des mines d’or : « …un convoi d’argent appartenant à M.C. qui exploite des gisements du côté d’Ankatoka, a été attaqué à moitié chemin entre Ambondrofe et Aniverano par une bande nombreuse de malfaiteurs qu’on dit être des Antaimoros. Des trois arabes qui, avec un antaimoro, composaient le convoi, deux ont été assassinés et le troisième grièvement blessé. Quant à l’antaimoro, il s’enfuit sans attendre les agresseurs, en laissant les sacs d’argent qu’il portait ».
Autre assassinat d’un indien de la rue Colbert impliquant des Antaimoros : « Cet Indien devait acheter de la poudre d’or aux Antaimoros descendant des placers, et, en raison de la chasse que l’on fait aux receleurs de cette matière, il avait dû leur dire de venir chez lui la nuit [...]Pendant qu’il examinait le contenu, l’un d’eux l’a frappé d’un coup de hache derrière la tête et la mort fut instantanée ». En fait, malgré leur mauvaise réputation dans la population de l’époque, les Antaimoros sont plus souvent les victimes que les auteurs d’assassinat. Souvent gardiens de concessions, ils payent un lourd tribu à la criminalité. Et il semble que la solidarité ethnique ne compte pas beaucoup, comme en témoigne l’attaque du village des travailleurs antaimoro du bassin de radoub par une bande …d’Antaimoro ! « MM. les antaimours deviennent de plus en plus sans façon : dans la nuit du 30 au 31 décembre, organisés en une bande avec chefs et sous-chefs, ils ont attaqué à coups de pierres le village habité par les manœuvres du bassin de radoub. Ceux-ci forcés à la retraite, les assaillants ont tranquillement dévalisé les paillottes. De là aux attaques à coups de fusil, il n’y a qu’un pas à faire, et ils finiront par le franchir » (Le Diégo-Suarez).
Les français métropolitains sont des « planqués » incompétents, les créoles sont sales et paresseux, les indigènes aussi, les arabes sont sales et violents, les indiens sont des receleurs, les antaimoros sont des assassins : toutes ces accusations, qui paraissent constamment dans la presse de l’époque, sont l’expression d’une société en crise. La fin des travaux du Point d’Appui inaugure une crise économique qui attise les tensions entre des groupes ethniques qui avaient coexisté jusque là de façon assez sereine et qui commencent à trembler pour leur avenir
■ Suzanne Reutt

 


1908 - 1909 : Les colons de Diego Suarez contre le Gouverneur Augagneur

Envoyer

12 octobre 2016

Caricature publiée lors de l'arrivée de Augagneur à Madagascar

Caricature publiée lors de l'arrivée de Augagneur à Madagascar

Les années 1908-1909 voient s’affronter – le plus souvent par journaux interposés – le Gouvernement général de Madagascar et ceux qui le représentent d’un côté et, de l’autre, la majorité des colons qui considèrent l’Administration comme un repaire de privilégiés détachés des contingences de la vie à Madagascar. Entre les deux camps, les Malgaches sont peu consultés, même lorsqu’ils sont l’objet des polémiques des antagonistes.

Un gouverneur haï

Victor Augagneur, gouverneur général de Madagascar, va très rapidement devenir la tête de turc des colons d’Antsirane et l’objet constant de leurs critiques et de leurs moqueries. Les nouveaux journaux d’Antsirane, La cravache antsiranaise (qui deviendra rapidement La cravache coloniale) et L’Impartial de Diégo-Suarez vont concentrer dans leurs colonnes la plupart des récriminations des colons de la ville, aidés en cela par Le signal de Madagascar et Le progrès de Madagascar qui, sur le plan national, se feront l’écho de ces attaques. Tous ces journaux ne manquent aucune occasion de tourner en dérision le Gouverneur Général : Dès son deuxième numéro, La cravache antsiranaise publie une « Silhouette d’Augagneur » qui, sur le ton de l’ironie va s’attaquer à la personne même d’Augagneur.

Que lui reproche-t –on ?

D’abord sa vanité : « Je suis le célèbre Augagneur/Du Commerce le Protecteur/Je fus le député d’élite/Dont nul n’égale le mérite. » Toutes les strophes (nombreuses) qui suivent vont reprendre cette énumération ironique des soi-disant talents du Gouverneur : « Je suis le parfait Augagneur » ; « Je suis le charmant Augagneur », « Je suis le savant Augagneur » ; « Je suis l’économe Augagneur » ; « Je suis l’excellent Augagneur » ; « Je suis l’érudit Augagneur » ; « Je suis le puissant Augagneur » ; « Je suis l’invincible Augagneur » etc. Toutes ces « qualités » vont être démenties par le texte et tournées en dérision : Augagneur serait l’assassin du commerce ; l’incapable qui ne peut mener à bien la « fameuse route » qu’attendent les antsiranais ; l’homme qui dépense l’argent public ; l’anti-clerical forcené ; le tyran autoritaire ; un ignorant ; l’affameur du peuple ; un politique corrompu… N’en jetons plus !
Quelle est donc la cause de cette véritable haine dont les journaux se font l’écho ?
Et que lui reproche exactement la population d’Antsirane ?

Les griefs des antsiranais

Le « harcèlement » des colons par l’administration
D’après une « lettre ouverte » destinée au Ministre des colonies et publiée dans La cravache « Monsieur Augagneur, depuis qu’il est parmi nous, n’a fait que nous embêter, nous canuler […] par des arrêtés sans nombre se démolissant les uns les autres, se contredisant, manquant de sens pratique ». Le pouvoir municipal dévolu à des administrateurs-maires nommés par le Gouverneur et non élus. C’est encore La cravache qui réclame, au nom de la liberté, un Conseil municipal et un maire élus par la population : « Quand un peuple a le juste sentiment de sa souveraineté, il réclame son émancipation, il secoue toute tutelle devenue surannée et intempestive […] Pétitionnons, peuple d’Antsirane, soyons unis d’esprit et de cœur et demain les édiles élus par vos suffrages formeront le Conseil Municipal, discutant, sous la présidence d’un Maire légitimement élu et reconnu, vos intérêts les plus sacrés ».

L’incompétence des administrateurs et des fonctionnaires
Toujours d’après le journal, le service de la voierie à Antsirane est d’une rare incompétence : « Existe-t-il un service de voierie à Antsirane ? Oui, mais il est si mal dirigé que son existence n’a aucune utilité. En effet, et je crois pouvoir l’affirmer, il doit n’exister nulle part une ville aussi sale, aussi mal entretenue que celle d’Antsirane. » Et d’accuser les responsables ; la Commune qui gère mal le budget de la Voirie ; l’ingénieur des travaux publics qui s’était signalé de façon tout à fait négative à Majunga…

Son anti-clericalisme forcené
Augagneur est de ceux que l’on appelle les « mangeurs de curés ». Député, il a proposé un amendement tendant à la mise sous séquestre des biens mobiliers et immobiliers ecclésiastiques. A Madagascar où de nombreuses écoles sont tenues par des religieux, ses positions contre le clergé sont très mal perçues, surtout à Diego Suarez où beaucoup de colons sont des créoles réunionnais catholiques. Mais ce que l’on reproche surtout à Augagneur et à son administration c’est la montée de l’insécurité à Diego Suarez. Les « graves évènements à Diégo-Suarez » (Le Signal de Madagascar de janvier-février 1909). L’insécurité à Diego Suarez n’est pas une nouveauté : en 1902-1903, toute une série de crimes et d’agressions visèrent les « vazaha » mais aussi les malgaches ; crimes souvent dus à des vengeances d’employés particulièrement mal traités. Après 1907, avec la ruée vers l’or une nouvelle vague de criminalité s’abat sur la région. « 24 assassinats en deux ans, tel est le bilan dressé, pour la région de Diego Suarez, par notre confrère le commandant Nicolas ». (Le Signal). Commandant en retraite installé à Sakaramy, Nicolas avait fait de la criminalité son cheval de bataille, accablant le Général Gallieni de réclamations et proposant de rendre les chefs de village responsables des troubles provoqués par les « tontakely », les bandits qui opèrent dans la zone. Cette revendication, qui sera d’abord refusée, sera finalement satisfaite par l’arrêté du 31 décembre 1904. Mais les choses ne s’amélioreront pas pour autant et, avec la ruée vers l’or, on assiste à une montée en flèche de la délinquance, d’autant plus que de nouvelles formes de criminalité apparaissent. Les statistiques sont éloquentes : en 1904, 289 affaires sont traitées ; 550 en 1905 ; 863 en 1906 ; et 1167 en 1907. C’est à cette criminalité que veut s’attaquer Nicolas, devenu directeur de L’impartial de Diégo-Suarez. En mars 1909, dans un article de L’Impartial repris par Le signal de Madagascar c’est une longue énumération des attentas commis aux biens et aux personnes et qui se termine par le bilan suivant : « En résumé sur les 17 fermes, 3 cantines et un commerçant indien échelonnés entre Antsirane et le Pic Badens, soit sur 21 habitations, il y en a eu 19 d’attaquées, mais plusieurs l’ont été deux fois et, à cela, il faut ajouter les assassinés sur la route et les attaqués. ». C’est à une autre sinistre évaluation que se livre Le signal de Madagascar en février 1909 : « Du 15 au 26 janvier, soit en l’espace de onze jours, on compte, non compris l’attaque dont nous avons parlé hier matin :
- 2 vols qualifiés accomplis la nuit, en bande, à main armée, dans des maisons d’habitation, et accompagnés d’effraction extérieure et intérieure.
- 3 assassinats
- 4 attaques nocturnes, par des bandes armées de fusils sur des fermes, des villages ou des immeubles isolés. Sur ces 4 attaques, deux ont été accompagnées de pillage et d’incendie
- 1 tentative d’incendie.
En tout, dix crimes relevant de la cour d’assises. Un par jour… »

Qui sont les responsables ?

Pour les journaux de Diego Suarez, il n’y a pas de doute, c’est l’Administration. L’Administration, qui paye mal les policiers ! « Dans ces conditions, tout en flétrissant la conduite de certains agents qui sont la honte du corps auquel ils appartiennent, nous concluons que la police est mal payée » (La cravache 7/2/1909). L‘Administration qui ne fournit pas aux colons la protection policière qu’ils réclament et qui ne punit pas suffisamment les rares coupables appréhendés. Bref, d’après La cravache : « Nous accusons l’Administration ! C’est elle le fauteur principal de tout ce qu’on peut reprocher à certains agents de police […] Elle, toujours –Sainte-Administration – la seule responsable de tout ce qui va mal ou même de ce qui ne va pas. » Mais, au-dessus de l’Administration, et coupable de tout, il y a le détesté Gouverneur, Victor Augagneur, que les journaux surnomment « Pou-Yi » du nom de l’Empereur de Chine. C’est lui, d’après ses opposants, le responsable de l’insécurité dans le Nord « La conspiration du silence inaugurée par le gouvernement général à l’occasion des actes de banditisme signalés dans le nord est incompréhensible. Les fusils parlent, il faut se taire. Il faut se taire parce qu’un despote orgueilleux refuse d’accepter pour exacts les faits qui ne sont pas conformes à ses prévisions » (Le signal de Madagascar, février 1909). En fait, cette haine d’Augagneur exprimée par certains colons (pas tous : le célèbre Mortages ne participe pas à cette campagne contre le Gouverneur Général) est due essentiellement à certaines de ses prises de position en faveur des malgaches, ceux que La cravache appelle ironiquement « Nos frères noirs ».

Pour ou contre Augagneur

Quand il arrive à Madagascar, ayant démissionné de son mandat de maire de Lyon, Augagneur, a déjà une solide réputation d’autoritarisme. Les journaux de Paris le surnomment le roi Victor ou Victor Ier. Les caricaturistes ne vont pas manquer de l’appeler « Empereur de Madagascar ». Il manque indiscutablement de diplomatie, ce qui ne facilitera pas les contacts avec ses nouveaux administrés. Mais qu’en est-il réellement des critiques qui lui sont adressées à Madagascar en général et à Diego-Suarez en particulier ? En ce qui concerne les « arrêtés sans nombre » qui émaneraient du gouvernement général ou de l’Administrateur-Maire (que la Cravache surnomme « Barbapoux » !), il est certain que, dans la multitude d’arrêtés qui sont pris, certains peuvent prêter à sourire (ou à ricaner !). Comme celui qui réglemente la circulation à une époque où il n’y a encore pratiquement pas de véhicules automobiles et qui comprend tout de même 9 articles. Ou le souci excessif de la légalité qu’exprime la nouvelle suivante : « Une poule trouvée errant au jardin de la Résidence a été capturée et mise en fourrière » (20/12/1908). On aurait plutôt tendance, actuellement, à la mettre au four ! Autre arrêté surprenant, celui qui interdit la cohabitation avec une femme dans les bâtiments de l’Etat (notons que, quelques années plus tard Augagneur votera, à l’Assemblée Nationale française, contre le droit de vote aux femmes !). En ce qui concerne le manque de démocratie qui résulte de la présence d’administrateurs nommés et non élus, on ne peut que se ranger à l’avis de La cravache qui demande des élections. Mais La cravache reste discrète sur le corps électoral qui, si l’on en croit la tendance éditoriale du journal, ne semblerait pas prêt à inclure les malgaches. Alors qu’un timide effort pour faire entendre la voix de ces derniers a été fait par le Gouvernement Général en adjoignant à l’Administrateur-Maire une Commission municipale composée de 8 membres, dont un malgache ! En fait, en dépit de ses défauts, de sa vanité et de son autoritarisme, le républicain-socialiste Augagneur a essayé, dans la mesure du possible de protéger la population indigène contre les excès de certains colons. Ce sont ces excès qui, dans une certaine mesure, peuvent expliquer (sans les excuser) la montée de la criminalité. Si certains colons ont été victimes d’un simple banditisme, d’autres – et cela est reconnu par de nombreux autres colons plus honnêtes – ont été victimes de la vengeance d’anciens employés mal traités. D’ailleurs, à Madagascar même, certains journaux ramèneront le problème à sa juste place : Le Progrès de Madagascar publiera un article du Lyon républicain sous le titre : « La Vérité sur les prétendus troubles de Diégo-Suarez ». Et le principal accusateur, Nicolas, sera lui-même l’objet de vers satiriques : « Le voila, Nicolas/ Quelle est la mission de ce noble étranger/Qui bruyamment vient d’Antsirane ? /Tremblez, libres penseurs ; il vient vous égorger/C’est un Fracasse ; il est très crâne./Le voilà, /Nicolas ! /Ah ! Ah ! Ah ! » Augagneur fit de nombreux voyages à Diego Suarez où il fut chaleureusement reçu même s’il ne put pas donner entièrement satisfaction aux revendications des colons. Lors d’un de ses voyages, un échange de propos entre Nicolas et Augagneur résume pleinement l’essentiel des positions qui opposent les colons au Gouverneur Général. Alors que Nicolas lui fait part de la difficulté qu’ont les colons à trouver des employés malgaches à cause « de la désinvolture avec laquelle ils rompent leurs engagements. Il est difficile sinon impossible de les contraindre en utilisant la voie judiciaire, parce que, ajoute Monsieur Nicolas, ils s’éloignent du lieu où ils étaient employés. Il demanderait la création d’un livret établi sur le modèle de l’ancien livret d’ouvrier qui fut autrefois en usage en France, etc.etc. » La réponse d’Augagneur est sans appel : « Le Gouverneur général répondit que l’indigène possédant un passeport mentionnant qu’il avait régulièrement acquitté l’impôt, et quelque argent pour vivre, était libre de travailler ou de se reposer. […] Il a formellement déclaré qu’il ne ferait rien dans le sens de la contrainte au travail. Il y a des tribunaux pour les européens et pour les indigènes ; l’on doit s’y adresser ». Tout était dit.
■ Suzanne Reutt

 


Les premières années de Diego Suarez - 1905 - 1907 : Inquiétudes et rêves dorés

Envoyer

29 septembre 2016

 

Les travaux du bassin de radoub de Diego Suarez en 1905

Les travaux du bassin de radoub de Diego Suarez en 1905

A l’heure où l’on ne se fait plus beaucoup d’illusions sur l’intérêt militaire du Point d’Appui de Diego Suarez, la population antsiranaise fonde tous ses espoirs sur la réalisation du bassin de radoub qui relancerait la vie économique du port et de la ville. Quant aux plus rêveurs ou aux plus aventuriers, ils sont repris par la fièvre de l’or…

Le bassin de radoub : un serpent de mer ?

L’Annuaire du gouvernement de Madagascar de 1905 note, dans son édition de 1905 : « Il est permis d’espérer que la construction d’un wharf, d’un bassin de radoub et de routes projetées depuis longtemps donneront au commerce, légèrement stationnaire depuis 1903, un nouvel et brillant essor ». Cet espoir est partagé par tous ceux qui s’intéressent au devenir de Diego-Suarez. Le Petit Parisien du 3 février 1905 relate que M. Brunet, député de Diego « s’étonne des retards apportés à la construction d’un bassin de radoub à Diego Suarez, pour lequel la Chambre a voté 8 millions (environ 32 millions d’euros) et dont les travaux ne sont même pas commencés ». Mais, depuis que les crédits avaient été votés les priorités stratégiques du gouvernement français avaient changé. En effet, le rapprochement entre la France et l’Angleterre avait diminué l’importance stratégique de Diego Suarez. D’après un rapport confidentiel de 1904, le Point d’Appui de Diego Suarez devait venir après ceux de Saïgon et de Dakar. Et le rapport de la Commission du Budget du Ministère de la Marine notait que le Point d’Appui de Diego Suarez était « trop éloigné du grand fleuve commercial (qui, sortant de la mer rouge coule vers les Indes et l’Extrême-Orient) pour que nos bâtiments de guerre puissent y trouver un point de relâche ordinaire, et un lieu de ravitaillement constant ». Alors, allait –on abandonner le projet de bassin de radoub ? A Madagascar, tout le monde s’élevait contre ce renoncement.
D’autant plus que des travaux avaient déjà été effectués.

Les premières installations

Dès 1900, la Marine avait installé un parc à charbon de 2.500 tonnes et un magasin de ravitaillement de 500m au pied du talus ouest du Plateau d’Antsirane. Le Génie avait également construit un autre magasin de 400m2 près du précédent. En 1901, un projet d’ensemble avait été établi et chiffré à 28.500.000 francs (environ 115 millions d’euros) pour les ouvrages maritimes (17.200.000) ; les ateliers et logements (6.600.000) et les routes et voies ferrées (.460.000). Ce projet dépassait donc largement le chiffre de 10 millions établi par la loi de 1901. C’est pourquoi un projet restreint fut établi, qui renvoyait à plus tard les travaux nécessaires à l’édification d’un véritable arsenal militaire. C’est sur la base de ce projet que le Ministère de la Marine ouvrit, le 21 juin 1904, un concours pour l’exécution du bassin de radoub.

Les travaux reprennent

Au vu des dossiers soumis, le marché de la construction du bassin de radoub fut accordé à l’entreprise Fougerolles et Groselier moyennant un forfait de 8.800.000 francs (environ 35 millions d’euros). Le délai d’exécution fut fixé à 38 mois. Les espoirs des antsiranais semblaient donc en voie de se réaliser. Les chantiers débutèrent le 5 mai 1905. En octobre 1905, bureaux, magasins et ateliers étaient terminés. Les installations furent complétées par un kilomètre de voie ferrée Decauville, dotée de trente wagonnets ; une grue à vapeur, des pompes centrifuges etc. Du début de 1906 et jusqu’à fin 1908, on procéda au creusement du bassin et à la construction du caisson, 100m en arrière de l’emplacement qu’il devait occuper. Dès le début du creusement des problèmes se présentèrent : en raison de la dureté de la vase de fond, il fallut changer la drague initialement prévue. Le matériel nécessaire arriva fin 1905. Jusqu’à la côte de moins 10m tout se passa bien et fin 1906 les 3 européens et les 28 malgaches qui formaient l’équipe avaient extrait 205.000m3 au prix de 3270 heures de travail dont le tiers s’était effectué de nuit. Les choses devinrent ensuite plus difficiles, la drague rencontrant d’énormes blocs de basalte. Il fallut faire venir une cloche à plongeur (qui arriva fin 1907) pour permettre le dynamitage des rochers et du terrain compact. Cette cloche était constituée par une caisse métallique de 5m de côté supportée par 2 chalands. Les ouvriers y entraient par une cheminée d’un mètre de diamètre et pouvaient travailler au fond grâce à l’air sous pression envoyé par un compresseur. Le creusement du bassin se continua ainsi jusqu’à la profondeur prévue (moins 15m) jusqu’à août 1908, bien qu’une difficulté imprévue se soit présentée : en effet, la consistance du terrain, au fond du bassin, se révéla insuffisante : il fallut continuer à creuser de manière à atteindre un sol suffisamment résistant sur lequel on plaça 15 blocs de maçonnerie. On comprend l’impatience des antsiranais : si des travaux étaient effectivement en cours, on ne voyait pas beaucoup de réalisations. En tous cas, le fameux bassin de radoub n’était pas près d’être opérationnel : il ne le serait que bien des années plus tard ! Heureusement, à Diego-Suarez, on avait de nouvelles sources de satisfaction…

L’or

Depuis de nombreuses années les immigrants qui arrivaient à Madagascar rêvaient des fabuleuses richesses que l’île devait abriter dans son sol. En 1902, un décret avait autorisé la prospection (sauf pour les fonctionnaires) en allégeant les formalités auxquelles étaient soumis les prospecteurs. Mais hélas, les découvertes ne furent pas au rendez-vous : les nuées de prospecteurs qui avaient tenté leur chance dans le sud et la région de Tamatave avaient dû déchanter. Si bien que, d’après L’Echo des Mines : « Après une période d’optimisme peut-être excessif, on est tombé par réaction dans un pessimisme très exagéré ». Cependant, en 1905, une véritable fièvre de l’or s’empare de la population après quelques découvertes dans la province de Tamatave. Aussi, d’après Gallieni lui-même « depuis plusieurs mois, voyons-nous arriver à Madagascar, de nombreux immigrants étrangers venant de divers côtés mais surtout de la côte d’Afrique et se livrant activement à la recherche de l’or ». Si bien que, voulant mettre un peu d’ordre dans cette frénésie, le gouvernement promulgue le 3 juin 1905, un décret, dit « décret Clementel » qui suspend toutes les attributions de permis de recherche. Cette décision provoque une levée de boucliers. Cependant à Diego Suarez, il y a peu de prospecteurs. D’après les Annuaires du gouvernement, il n’y a pas de mineur en 1905. Mais, en 1906, le nombre s’accroît : on trouve un français, Louis Celly ; un Autrichien ; un Espagnol et douze Italiens !
Pourquoi ce nouvel engouement pour la recherche aurifère dans une région qui n’était pas réputée pour la richesse de son sous-sol ? Il est la conséquence de la prodigieuse découverte que fait un habitant d’Antsirane, Alphonse Mortages en novembre 1905.

Alphonse Mortages

Mortages, garçon de cabine sur un paquebot, avait débarqué à Diego Suarez en 1897. Depuis lors, comme beaucoup de nouveaux arrivants, il avait touché un peu à tout : un peu restaurateur, un peu négociant, il avait gagné quelque d’argent en fournissant les marins de l’escadre russe de Nosy Be mais il avait tout perdu, pendant le voyage de retour, dans le naufrage de son petit voilier. S’étant fait cueilleur de caoutchouc, lors d’une tournée en brousse, il a comme beaucoup d’autres l’idée de trouver de l’or. Il engage donc deux malgaches qui feront les recherches pour lui et, après des semaines décourageantes, c’est, le 2 novembre 1905, près de Betsiaka, la découverte fabuleuse qui fera de Mortages un homme riche avant que sa prodigalité ne le conduise à la ruine. C’est ainsi que la province de Diego-Suarez devient « le pays de l’or » attirant une foule d’aventuriers qui espèrent connaître le destin de l’heureux Mortages1. Mortages devient alors une personnalité en vue d’Antsirane. C’est à ce titre que, lors de la visite du gouverneur Augagneur en 1906, il est le porte-parole des colons et s’adresse à Augagneur dans un long discours par lequel, après avoir déploré le quasi abandon des travaux du Point d’Appui et le manque de routes pour désenclaver Diego Suarez, il aborde le problème de la législation sur l’or et demande l’abrogation de la loi qui régit actuellement les mines et le retour à la législation de 1902. Discours auquel Augagneur répond point par point :
- Il ne dépend pas de lui d’intervenir, en ce qui concerne le Point d’Appui, dans la politique française ;
- Ayant constaté « qu’il avait pu, par expérience, se convaincre combien les routes incomplètes, ébauchées, rendent peu de services […] au lieu de la somme de 200.000 francs à laquelle on s’était arrêté, il avait décidé de consacrer cinq cent mille francs à la construction de la Route des Placers ». La route des Placers, que nous appelons actuellement, la route d’Ambilobe, avait une énorme importance économique puisque c’était par elle que transitait l’or extrait des placers d’Andavakoera.
- Enfin, il promettait de revoir la législation sur l’or qui lui paraissait effectivement injuste dans la mesure où elle taxait de la même manière l’or contenant des « impuretés sans aucune valeur » et l’or pur. L’or devenait donc une composante économique importante de la vie de la province de Diego Suarez et l’on pensait qu’il pourrait développer la vie industrielle de la région pendant les années suivantes. Les premiers permis de recherche furent accordés en juin 1906 mais les prospections ne commencèrent qu’en août. Fin 1906, le « banquet de la demi-tonne d’or » témoigna de l’euphorie qu’avait engendrée les dernières découvertes : « Le 30 novembre dernier, MM.Mortages et Grignon, les heureux propriétaires des mines d’or de l’Andavakoera, avaient convié au Cercle français de Diego Suarez leurs nombreux amis à venir fêter l’arrivée du convoi d’or qui devait marquer le chiffre de la demi-tonne, depuis le commencement de l’exploitation. La production de leurs mines atteignait en effet, le 26 novembre, 520 kilogrammes. […] Au champagne, M.Mortages a levé son verre à la prospérité de Diego Suarez. ». En fait, la découverte de l’or ne changea pas grand-chose à la vie économique de Diego Suarez, du moins dans un premier temps. L’Annuaire de 1908, qui publie les données de 1907, ne cite même pas l’extraction de l’or dans son tableau des industries de la Province. En 1907, comme pour les années précédentes, les sources de revenus sont encore l’agriculture (pratiquée essentiellement par ceux que l’Annuaire appelle « les Bourbonais ») ; la construction ; des industries de taille modeste (Salines, scieries, fabrique de chaux) et surtout le commerce, assuré par une nuée de petits négociants indiens et chinois qui revendent essentiellement les produits d’importation.
Le grand boom du développement de Diego Suarez n’est toujours pas à l’ordre du jour !
■ Suzanne Reutt

« Fonçage du caisson du bassin de radoub de Diego Suarez à son emplacement définitif (1907 - 1908) »

« Fonçage du caisson du bassin de radoub de Diego Suarez à son emplacement définitif (1907 - 1908) »

Vue du chantier du bassin de radoub en 1907

Vue du chantier du bassin de radoub en 1907

« Carrière de pierres du bassin de radoub (Montagne des Français)»

« Carrière de pierres du bassin de radoub (Montagne des Français)»

 


1905 : La flotte fantôme... 5e partie : Tsoushima, le « terrible passage de la mort »

Envoyer

18 août 2016

Croiseurs russes pendant la bataille de Tsoushima

Croiseurs russes pendant la bataille de Tsoushima

Le long voyage de l’escadre russe va prendre fin. Laissons annoncer la terrible bataille à celui que nous avons suivi tout au long de cette formidable odyssée : Novikov-Priboï : « Nous avions couvert plus de 18.000 milles. Trois jours de route nous séparaient seulement de Vladivostok. Mais pour toucher la terre de la Patrie, il fallait traverser le terrible passage de la mort, le passage de Tsoushima »

L’approche

A l’aube du 27 mai, l’escadre pénètre dans le détroit de Corée. La nuit est brumeuse. Vers 2h45, le commandant du croiseur auxiliaire japonais Shinano Maru découvre le navire-hôpital Orel et avertit le commandant en chef japonais, Togo. Celui-ci informe aussitôt le QG japonais : « Viens d’apprendre la découverte de l’escadre ennemie. La flotte sort pour attaquer et détruire l’ennemi. Le Temps est beau mais les vagues sont hautes ». Une phrase qui restera célèbre au Japon. La flotte russe a adopté une formation en trois colonnes : la colonne de droite est formée des cuirassés les plus modernes, la colonne de gauche est composée de croiseurs avec, à sa tête, le cuirassé Osliabia. Au centre, les navires de transport et les petits croiseurs et à l’arrière, les torpilleurs. L’escadre avance lentement : les coques, pendant ce long voyage se sont chargées de coquillages et de varech. De plus, les vaisseaux de transport ralentissent les cuirassés modernes qui pourraient avancer plus rapidement.
Vers 11 heures, les russes repèrent les croiseurs japonais qui disparaissent rapidement. A 13h15, surgissent au nord-ouest les cuirassés de Togo. A 13h39, l’amiral Togo, sur le Mikasa, aperçoit les vaisseaux ennemis : les Russes, viennent de franchir le détroit de Tsoushima. La bataille peut commencer.

Les forces en présence

Au niveau des bâtiments, les deux escadres se valent : Rojestvensky peut aligner 8 cuirassés mais cinq seulement sont modernes ; Togo n’a que quatre cuirassés mais il possède 8 croiseurs cuirassés ; les russes ont 7 croiseurs légers contre 15 aux japonais. Et surtout Togo a à sa disposition de nombreux torpilleurs, de calibres inférieurs à ceux des russes mais d’une plus grande rapidité de tir. Enfin les bateaux japonais sont en bien meilleur état que les bateaux russes, et ils disposent, à proximité, de ports susceptibles de les accueillir en cas d’avarie. Mais la différence entre les deux escadres est surtout une question d’hommes. Au niveau du commandement, Rojestvensky n’est pas dénué de qualités militaires : il a étonné le monde en conduisant son escadre sur des milliers de kilomètres malgré les difficultés. Même les anglais qui ne l’aiment pas reconnaissent « Nous avons mésestimé Rojestvensky. Nous le saluons avec tout le respect dû à la bravoure et à l’énergie ». Mais il est complètement dénué de qualités humaines : les marins de son escadre le haïssent pour ses insultes, la dureté dont il fait preuve vis-à-vis des équipages et même des officiers : il ira jusqu’à frapper et à faire pleurer son chef d’état–major Clapier de Collongue ! Et il n’a pratiquement aucun contact avec les autres amiraux, ce qui nuira gravement à la cohésion de la flotte lors de la bataille. Novikov-Priboï, qui reconnaît un courage exceptionnel à l’Amiral, est pourtant très sévère à son égard : « L’Amiral ne se rendait sur les bâtiments de son escadre que lorsqu’il s’agissait de réprimander le personnel. Il ne convoquait pas non plus chez lui, pas plus les amiraux en sous-ordre que les commandants de navire. Il ne les réunissait jamais, soit pour leur demander conseil, soit pour discuter de quelque problème ». D’ailleurs, Rojestvenski, extrêmement grossier, avait affublé les autres amiraux de surnoms « aimables » : Le gros contre-amiral Foelkersahm (qui devait mourir quelques jours avant la bataille) était « le sac à m… », le contre-amiral Enkwist était « la place vide » en allusion à son peu d’intelligence, le commandant du Borodino était « le nihiliste écervelé », celui de l’Osliabia « la charogne lascive ». Voilà qui devait rendre les relations faciles dans le haut commandement !
En face, l’Amiral Togo est un homme sage, expérimenté, qui respecte ses hommes et qui a préparé le combat dans ses moindres détails. Quant aux marins russes, nous l’avons vu, ils ne manquent pas de courage (ils le prouveront) mais ils n’ont aucune valeur militaire. Manquant de formation, épuisés et démoralisés par leur long voyage ils vont devoir affronter une escadre japonaise confortée par ses nombreux succès militaires, notamment devant Port –Arthur.

L’extraordinaire « épingle à cheveux ».

Les Russes viennent de franchir le détroit de Tsoushima. L’amiral Togo, qui se tient sur la passerelle de commandement du Mikasa hisse le pavillon de bataille et fait passer le signal suivant : « Le sort de l’empire dépend du résultat de la bataille ; que chacun fasse son possible. » Il est parfaitement informé de la composition de la flotte russe et de la formation de ligne par les rapports envoyés par les croiseurs d’observation : « Longtemps avant de l’apercevoir, nous savions que ses forces militaires se composaient des deuxième et troisième escadre du Pacifique, qu’il était accompagné de sept bâtiments auxiliaires, qu’il était rangé sur deux colonnes, que ses bâtiments les plus puissants formaient la tête de la colonne de droite, que les bâtiments auxiliaires suivaient sur l’arrière, que sa vitesse était d’environ 12 nœuds et qu’il continuait d’avancer dans le nord-est » (Rapport Togo). A 13h45 Togo aperçoit la flotte russe. L’escadre a changé légèrement sa formation, la file de droite avec les cuirassés Souvorof (le vaisseau amiral), Alexandre III, Borodino et Orel a dépassé la file de gauche conduite par l’Oslabia. L’escadre russe fait route vers le nord, la flotte japonaise arrive en face. Si l’affrontement n’est pas décisif, les russes ont une chance de faire route vers le nord et de se réfugier à Vladivostock. C’est alors que l’Amiral Togo fait une manœuvre d’une audace inouïe (qui lui sera parfois reprochée). Togo décide de virer de bord pour se placer parallèlement, mais dans la direction opposée, à la ligne suivie par l’escadre russe. Il y a deux manières de virer de bord pour une ligne de file : chaque navire peut virer de 180° pour se retrouver en sens inverse. Mais dans ce cas, le premier bâtiment se retrouve le dernier. Or Togo sur le Mikasa, veut conduire le combat. Il choisit donc l’option la plus dangereuse, c’est-à-dire « l’épingle à cheveux ». Ce virement de bord « par la contre-marche » consiste à faire virer de bord chaque navire lorsqu’il arrive à l’endroit où a viré le vaisseau amiral. Manœuvre extrêmement risquée car, pendant qu’elle s’exécute les bateaux qui ont viré offrent leur flanc aux canonniers ennemis tandis que les bateaux qui sont sur l’autre branche de l’épingle à cheveux ne peuvent pas tirer puisque ceux de la « branche avant » se trouvent entre eux et l’adversaire. La manœuvre dure 12 minutes, 12 minutes pendant lesquelles l’escadre japonaise a offert son flanc, sans pouvoir tirer, à l’escadre russe ; 12 minutes qui auraient pu changer la face de la bataille… une chance que les russes ne parvinrent pas à saisir ! Les russes sont sidérés par la manœuvre. Comme l’écrit un officier russe qui a participé au combat : « Je n’en croyais pas mes yeux ». Mais les bateaux de Rojetsvenski, alourdis par les saletés de leurs coques manquent de maniabilité et les canonniers russes manquent d’entraînement : pendant quelques minutes, un déluge de feu s’abat cependant sur les japonais, sans faire de dégâts considérables. Cependant, le Mikasa de Togo est touché. A 14h11, les cuirassés japonais qui avaient fini la manœuvre, ouvrent le feu. L’apocalypse commence pour la flotte russe…

Plan de la bataille de Tsoushima
Le carnage

Les japonais concentrent leur tir sur le Souvorov sur lequel se trouve l’amiral Rojetsvenski, qui conduit la colonne de droite et sur l’Osliabia qui est en tête de la colonne de droite. Notre « chroniqueur » Novikov-Priboï donne une longue et terrible description de l’agonie du Souvorov dont nous ne citerons que quelques passages : « Six cuirassés ennemis concentrèrent leurs feux sur le navire amiral en même temps que six croiseurs japonais prenaient pour objectif l’Osliabia. Le Souvarov se trouva sous une véritable averse de fer. Les obus japonais agissaient comme des torpilles volantes. Ils éclataient en mille fragments et leur explosion était accompagnée d’énormes gerbes de fumée noire ou jaune clair. Ils incendiaient toute matière inflammable, même la peinture sur les parties métalliques du navire brûlait à leur contact. Le tir de nos pièces, les explosions d’obus ennemis, les grincements des fers tordus, tout se confondait dans un vacarme incessant, faisant trembler tout le bâtiment ». Le Souvarov essaya de changer sa trajectoire mais les obus japonais continuent à frapper le bateau. « Les éclats blessaient les hommes, les tuaient par groupes, détruisaient les pompes à incendie. On ne put maîtriser les flammes et bientôt les foyers, localisés d’abord, s’unirent dans un énorme brasier qui dévora toute la passerelle du gaillard d’avant au gaillard d’arrière. » Au milieu de cet enfer, alors que l’Amiral était blessé et que la plupart des officiers étaient morts, les marins survivant continuaient courageusement le combat. Togo, lui-même, qui a constaté que « le Souvorov se trouvait isolé dans une situation de plus en plus critique. Il perdit un mât et deux cheminées et tout le bâtiment était enveloppé de flammes » a rendu hommage à cette résistance acharnée. A partir de là, la tragédie était commencée. Le Souvorov, en feu, privé de direction n’était plus qu’un amas de ferraille mais il tira pendant 5 heures, jusqu’à 19h20 où il coula « majestueusement ». Rojestvensky, gravement blessé, avait été transporté sur un autre bâtiment. L’Osliabia chavira et coula à 15h10 emmenant avec lui des centaines de marins ; le Borodino, en flamme finit par couler après une gigantesque explosion : sur 900 marins, il n’y eut qu’un survivant ! Les principaux bâtiments avaient connu le même sort. Complètement désorganisée, la flotte russe s’éparpilla. Rodjestvenski, blessé, avait cédé le commandement à Nebogatov qui tentait de rejoindre Vladivostok. La nuit était venue, et avec elle une nuée de petits torpilleurs qui, à la lueur des projecteurs, se ruèrent sur les bateaux qui luttaient encore ou qui tentaient de se diriger vers Vladivostok. Certains parvinrent à s’échapper, d’autres se sabordèrent pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi. Le 28 mai, à 10h43, le Nicolas 1er de l’Amiral Nebogatov abaissa son pavillon et transmit « nous demandons à négocier ».

Le terrible bilan

La bataille était pratiquement finie. Les pertes japonaises étaient de 116 tués et 538 blessés. Du côté russe on comptait 4 830 morts (parmi lesquels notre « ami » l’ingénieur Politovski) et environ 10 000 blessés. 8 cuirassés avaient été coulés, 4 s’étaient rendus. Sur les 8 croiseurs, 3 avaient été coulés, 3 s’étaient rendus ; un s’était sabordé et un seul avait pu rejoindre Vladivostok. Parmi les contre-torpilleurs 5 avaient été coulés, 2 s’étaient rendus et 2 avaient rejoint Vladivostok. Les deux navires-hôpitaux avaient été capturés. Le bilan était lourd, également, chez les navires de transport : 3 coulés, 2 capturés, un échoué et enfin, un, l’Anadyr avait pu rejoindre …Diego Suarez !

Les causes de la défaite

La défaite fut due à des défauts de commandement : la disposition des bateaux en deux lignes, l’ordre de donner le commandement de l’escadre au second bateau de la file dans le cas où le premier serait coulé – ce qui amena des officiers subalternes, seuls survivants, à diriger toute l’escadre ; le manque de communication entre les bâtiments, la présence des transports entre les deux files qui ralentirent toute l’escadre. Par ailleurs, après leur long voyage les bateaux, couverts d’algues et de coquillages et surchargés de charbon n’étaient plus manœuvrants… Enfin, l’artillerie russe se montra particulièrement inefficace. Rojestvensky fut destitué et mourut 30 mois plus tard. Nebogatov, considéré comme un traître, fut condamné à mort puis gracié. D’après le rapport du commandant Togo seuls 2 bâtiments avaient pu s’échapper. Cependant les renseignements de Togo n’étaient pas totalement exacts : parmi les bâtiments coulés, il cite l’Anadyr, un navire de transport. Or l’Anadyr avait pu fuir…

L’étonnant retour de l’Anadyr

Au mois de juin 1905 plusieurs journaux annoncèrent que le navire de transport Anadyr qui était à la bataille de Tsoushima venait d’arriver à Diégo-Suarez. Et la presse s’étonnait : pourquoi Diego Suarez ? Mortages, qui fut le premier à accueillir l’Anadyr nous a raconté la fin de l’odyssée du bateau russe. L’Anadyr, qui avait recueilli les survivants de l’Oural (Mortages parle, sans doute à tort, du Kouban) put, pendant la terrible nuit, échapper à la zone des combats, sans connaître l’issue de la bataille… Laissons parler Mortages : « L’Anadyr quinze jours après la bataille de Tsoushima, vint mouiller, sans avoir fait aucune escale, à …Diego Suarez ! » Invité sur le bateau par le commissaire de bord qui l’avait reconnu (L’Anadyr était un des deux bateaux russes qui avaient séjourné à Diego Suarez), c’est avec stupéfaction qu’il s’entendit interroger : « La première question qui me fut posée est celle-ci : « Connaissez-vous le résultat final de la bataille de Tsoushima ?» Les officiers lui racontèrent qu’ils s’étaient rendu compte « de la mauvaise tournure que prenait le combat pour eux. Ils avaient aperçu le Borodino et le Kiraz-Souvarof, tous les deux enflammés en train de couler et qui tiraient toujours malgré tout… ». L’Anadyr reçu avec enthousiasme par la population antsiranaise repartit après quatre jours pour Libau d’où le Commandant du navire envoya un câblogramme à la ville de Diego Suarez pour lui « annoncer son heureuse arrivée et remercier la ville pour la chaleureuse et sympathique réception qui lui avait été faite lors de son passage ».
Mais, tout de même, pourquoi Diego Suarez qui n’est pas sur la voie la plus directe pour rejoindre la Russie ? Les russes avaient-ils laissé un peu de leur cœur dans cette province du nord qui les avait accueillis pendant leur longue escale sur la route du malheur ?
■ Suzanne Reutt


1905 : La flotte fantôme... 4e partie : L’escadre russe en route vers son destin

Envoyer

3 août 2016

La route des différentes escadres Russes avant la bataille de Tsushima en 1905

La route des différentes escadres Russes avant la bataille de Tsushima en 1905

Les Russes quittent Nossi Be, le 16 mars après deux mois et demi d’escale : fatigués, démoralisés, conscients de la faiblesse de leur escadre, ils savent qu’ils vont à la mort. Leur pressentiment se trouvera justifié par l’abominable désastre de la bataille navale de Tsoushima, qui verra la destruction quasi-complète de la marine russe.

Bilan des deux mois et demi d’escale à Nosy Be

La longue escale de Nosy Be, dont beaucoup de marins ne voient pas l’intérêt, n’a pas permis de rendre plus opérationnelle l’escadre russe : ces deux mois et demi, malgré les exercices intensifs et quotidiens, n’ont pas suffit à transformer en militaires des équipages non aguerris et très peu formés.
Le capitaine de frégate Klado qui a écrit immédiatement après les évènements un livre sévère pour l’Etat-major de la marine russe La bataille de Tsoushima, déplore ainsi « l ‘inhabileté et le manque d’expérience » des marins de l’escadre. Inefficacité dont il rend responsable le mépris de l’état-major russe vis-à-vis de ces « humbles marins qui quittèrent la Baltique presque sans instruction » …et qu’on ne prit pas la peine d’instruire ! C’est également le constat de Mortages qui note dans ses Mémoires : « Partis précipitamment de Cronstadt et de Libau (port de la Baltique et non du Liban comme l’écrit Mortages …ou son éditeur ! NDLA), les équipages embarqués sur ces unités étaient de composition hétéroclite et, pour compléter la carence des marins de carrière, le complément avait été continuellement en exercices et prenait la mer deux fois par semaine pour faire les exercices d’évolution et des tirs en mer. Le cuirassé Borodino, vaisseau tout neuf sortant des chantiers, avait encore des ouvriers de l’arsenal de Cronstadt ; cela donne une idée de l’état de navigabilité de toutes ces unités… » En revanche, l’escale de Nosy Be permit à la flotte de charger des quantités énormes de charbon (le « charbonnage » semblait être devenu une idée fixe chez l’Amiral Rojestvenski !), abondantes et lourdes provisions qui eurent un effet néfaste sur la maniabilité des navires durant la bataille !
Du côté français, l’escale de la flotte russe fut moins rentable que ne l’avaient espéré les commerçants qui avaient afflué à l’arrivée de l’escadre. Mortages, note tout de même que, de son côté, il n’avait pas eu à se plaindre : malheureusement, ses gains furent engloutis, à son retour, dans le naufrage de son bateau qui ramenait les denrées qu’il comptait vendre à Diego Suarez.
Décidément, un sort funeste semblait accompagner la marine russe et ceux qui traitaient avec elle ! Quoiqu’il en soit, et malgré l’irritation qu’avait entretenue chez Rojestvenski, ces deux mois à attendre des ordres, l’Amiral témoigna sa gratitude à la France qui lui avait offert l’hospitalité en lui offrant un magnifique centre de table ; énorme composition en argent massif qui a trôné longtemps à l’entrée de la salle à manger de la Résidence de l’Ambassadeur de France à Ivandry1. Le 16 mars, la flotte leva l’ancre. Elle n’avait pas été rejointe par la totalité de l’escadre de l’Amiral Nebogatov que les marins attendaient avec impatience : non pas parce qu’ils en espéraient un grand renfort (les bâtiments de l’escadre Nebogatov avaient été surnommés « coule-tout-seul » par les marins) mais l’arrivée de leurs camarades représentait un certain réconfort moral.

Une traversée pénible

Il fallut vingt jours à l’escadre russe pour traverser l’Océan Indien. Dès le début du voyage, un matelot se jeta à la mer et cet acte fut répété, les jours suivants par d’autres marins : actes désespérés et inexplicables. Comme le pense Novikov-Priboï : « Est-ce la peur de la mort qui les poussait à se tuer ? ». Opinion surprenante et que partage toutefois notre autre « chroniqueur », l’ingénieur Politovski : « Hier un marin du Kiev s’est jeté à la mer et s’est noyé […] Avait-il peur d’être tué ? […] j’ai entendu dire qu’il y a des cas où les hommes, craignant d’être tués dans l’action, se suicident. ». En tous cas, ces actions en disent long sur l’état d’esprit des équipages ! L’ordinaire de la navigation se résume à charger du charbon, en pleine mer, ce qui est un travail épuisant et dangereux. Les marins, uniformes déchirés, pieds enveloppés de chiffons, la tête couverte de torchons chargeaient le combustible dans un brouillard noir qui recouvrait tous les navires « Ils ressemblaient plutôt à des débardeurs qu’aux matelots de la marine impériale » (N-P). On racontait que l’Amiral, dans son sommeil, s’écriait parfois « Charbon ! Charbon ! Je vous ordonne de charger encore ! » Autre obsession du commandement : les bateaux espions japonais. Dès que l’escadre rencontre d’autres bâtiments, on redouble de précautions : Politovski : « Comment empêcher un croiseur rapide, sans lumières de nous approcher, déterminer notre position et disparaître ? » On redouble d’attention aux approches des terres et des bruits inquiétants courent : « Il y a des rumeurs, selon lesquelles les navires japonais sont stationnés à l’archipel des Chagos, qui appartient à l’Angleterre ». Et Novikov-Privoï : « Tandis que nous côtoyions l’île de Sumatra, nous continuions à recevoir des nouvelles alarmantes de nos croiseurs, qui voyaient partout des navires ennemis ». Près de Singapour, l’escadre a la visite du consul de Russie à Singapour qui communique l’information (qui s’avèrera infondée) selon laquelle « La flotte japonaise est au nord de Borneo ». L’escadre se prépare donc au combat… mais les japonais restent invisibles ! Enfin, en dehors de l’angoisse et de la paranoïa, il y a le problème, plus concret, des pannes incessantes sur l’un ou l’autre des bateaux de l’escadre : l’ingénieur Politovski doit aller sans cesse de l’un à l’autre, dans une mer parfois démontée qui rend l’accostage des chaloupes extrêmement dangereux. Tout ceci entretient une énorme tension qui démoralise et énerve toute la flotte. Et entraîne de nombreuses mutineries, dues, le plus souvent à la mauvaise qualité de la nourriture. La plus importante se produisit sur l’Orel, le 29 avril. Et fut motivée, comme d’habitude par la fourniture de viande avariée. « Les matelots commencèrent à maugréer : « On va nous donner de la charogne pour le premier jour de Pâques ». Un des matelots ayant été mis au cachot, cette arrestation mit de l’huile sur le feu et les choses se gâtèrent. Il fallut l’intervention apaisante du capitaine pour calmer les 900 matelots révoltés. Mais l’Amiral Rojetsvensky entra dans une rage démente : « Je n’admets pas de trahison. Un bâtiment honteux. Je le ferai bombarder par toute l’escadre et le ferai couler sur place ! » Finalement, 8 hommes furent désignés au hasard et enfermés dans d’horribles conditions, sur un bateau, qui servait de prison flottante.
Arrivée au nord de Saïgon, l’escadre mouille dans la baie de Camramh : « De Madagascar à Camramh, nous avions couvert, sans escale, 4500 milles, en 28 jours de navigation épuisante…Pendant ce trajet, l’escadre avait été obligée de stopper 112 fois, 39 arrêts motivés par la rupture des amarres des torpilleurs et 73 par suite d’avaries diverses. » (Novikov-Priboï). Mais, après quelques jours au mouillage dans la baie, la France demande à Rojestvenski de quitter les eaux territoriales. L’escadre lève l’ancre après avoir terminé son ravitaillement. Enfin, le 8 mai, on apprend l’approche de la troisième division de l’escadre, celle de Nebogatov. Cette 3e escadre rassemblait tous les bâtiments qui restaient dans la Baltique. Sous le commandement de l’Amiral Nebogatov, embarqué sur le cuirassé Nicolas 1er, elle avait appareillé le 15 février 1905, pour rejoindre l’escadre de Rojestvenski à Nosy Be. Passée par le canal de Suez, elle prit du retard et reçut l’ordre de rejoindre Rojestvenski, parti de Nosy Be le 16 mars. La jonction entre les deux escadres se fit le 9 mai. Les « retrouvailles » comblent de joie les marins de Rojestvenski : « Sur chaque navire, les hommes formés en rangs sur le pont supérieur, poussaient des hourrahs joyeux. ». L’amiral Rojesvenski adressa la proclamation suivante à tous les bâtiments : « Par suite de l’arrivée des bâtiments amenés par le contre-amiral Nebogatov, non seulement notre escadre a acquis une force égale à celle de l’ennemi, mais nous avons un nombre de cuirassés de beaucoup supérieur à celui du Japon ». Il ajoutait cependant : « Mais il ne faut pas oublier que les japonais sont mieux entraînés que nous… ». Les marins ne l’oubliaient pas : « Nous savions parfaitement bien que les navires nouvellement arrivés ne représentaient qu’une très petite force. » dit Novikov-Priboï…

Un choix d’itinéraire déroutant

Le matin du 14 mai, l’escadre, composée de 50 unités se forma en ordre de bataille et se dirigea vers l’île de Formose. Le but était d’atteindre Vladivostock mais pour y parvenir, trois itinéraires étaient possibles : le détroit de Corée au milieu duquel se trouve la grande île de Tsoushima, le détroit de Tsugarou et le détroit de Lapérouse entre le Japon et l’île de Sakhaline. L’opinion générale est que « ce serait un malheur pour nous que d’essayer de nous ouvrir un passage à travers le détroit de Corée » (N-P). Le matin du 23 mai l’amiral Rojestvenski donne ses ordres pour la bataille qui s’annonce, mais aucun plan détaillé n’est fourni aux officiers, ni même à l’Amiral Nebogatov : « Nous n’avons jamais parlé d’aucun plan ou d’aucune bataille. Il ne m’a donné ni instructions, ni avis » (Nebogatov). « Jusqu’au 12 mai (25 mai), personne ne sut par quel chemin nous entrerions dans la mer du Japon. Ce ne fut qu’à 9 heures du matin de ce jour que nous apprîmes que nous nous dirigions vers l’île de Tsoushima » (Novikov-Priboï). Une nouvelle qui bouleverse tout le monde… mais qui ne surprend pas les japonais.

Les Japonais à l’affût

Même si, lors de la longue odyssée de l’escadre russe, les japonais étaient restés invisibles, ils n’avaient cessé d’être tenus au courant de la progression de la flotte de Rojestvenski. Dès le 14 avril, l’Amiral japonais Togo avait été informé, par ses espions, de l’itinéraire de l’escadre russe. Le 18 mai, un renseignement lui apprend qu’ « une grande escadre de cinquante navires arborant un pavillon à croix bleue avait quitté la baie de Wanfong, faisant route vers le nord ». Le 27 mai est une fête à la fois pour les russes (anniversaire du couronnement du Tsar) et pour les japonais (anniversaire de l’impératrice du Japon). Mais Togo ne pense pas à la fête : il prépare son offensive et déploie sa flotte. Dans son rapport, l’Amiral Togo raconte les derniers préparatifs du piège dans lequel allait tomber l’escadre russe : « Lorsque la première partie de la flotte ennemie fit son apparition dans les mers du sud, nos escadres, en exécution des ordres de Sa Majesté, adoptèrent comme ligne de conduite de l’attendre et de la combattre dans nos eaux territoriales ; en conséquence, nous avons concentré nos forces dans le détroit de Corée et nous y avons attendu son arrivée dans le nord. » Il envoie également des éclaireurs en surveillance dans le sud-ouest, pendant que « les escadres de bâtiments militaires se tenaient prêtes pour le combat, chacune étant mouillée à sa base de façon à pouvoir appareiller au premier signal » (rapport Togo). Ce signal arrive par télégraphie sans fil, en provenance d’un des croiseurs envoyés en surveillance : « La flotte ennemie est en vue dans le carreau 203 ; elle semble se diriger vers le détroit de l’est. ».
La tragédie est en marche : une des plus terribles batailles navales de l’histoire va commencer…
(A suivre…)
■ Suzanne Reutt

 


1905 : La flotte fantôme... 3e partie : Chronique d’une mort annoncée

Envoyer

20 juillet 2016

Un voilier charbonnier à Nosy Be

Un voilier charbonnier à Nosy Be

Cette longue escale à Nosy Be commence à démoraliser complètement les équipages qui ne savent pas ce que l’on attend…et ce qui les attend !

Qu’est ce que l’on attend ?

Pour les marins, l’escale de Nosy Be devait permettre à la flotte russe de s’approvisionner en charbon. Assez rapidement, les bâtiments furent complètement ravitaillés. Mais un incident se produisit : alors qu’il était convenu que les bâtiments « charbonniers » allemands de la Hamburg Amerika Linie devaient accompagner l’escadre dans la suite de son périple, ces derniers refusèrent d’aller plus loin sous le prétexte que, le faisant, ils violeraient leur obligation de neutralité. C’est seulement en février que le litige fut résolu après de longues tractations entre le Ministère de la Marine russe et la Hamburg Amerika Linie. Mais ce problème n’était pas la véritable raison du long stationnement de la flotte russe dans la rade de Nosy Be. Le Ministère de la Marine s’étant avisé que l’escadre aurait besoin de renfort, avait décidé d’envoyer une troisième division sous le commandement de l’Amiral Nebogatov. L’Amiral Rojestvenski dut donc attendre l’arrivée de ce dernier détachement. Ce qui le rendit fou de rage : « Il entra aussitôt dans une telle colère qu’il brisa un fauteuil de son salon. Pendant quelques jours, aucun membre de son état-major ne vint lui présenter un rapport, considérant que franchir le seuil de l’appartement de l’amiral quand il était de cette humeur serait aussi dangereux que d’entrer dans la cage d’un tigre » (Novikov-Priboï). L’escadre resta donc à Nosy Be et Rodjestvenski en profita pour multiplier les exercices destinés à entraîner des équipages peu performants.

Une escadre tout sauf opérationnelle

L’Amiral Rojestvensky, pour essayer de rétablir un minimum de discipline et pour entraîner ses marins dont il a pu constater le manque de professionnalisme, accable ses hommes de travail : « L’embarquement du charbon et des vivres, les exercices de combat et d’attaques nocturnes, les exercices de débarquement, le grattage de la coque qu’il fallait débarrasser des algues et des moules, se suivaient sans interruption et ne nous laissaient pas un moment de répit de jour ou de nuit…Nous n’avions jamais une nuit complète de repos » (N-P). Mais malgré ces exercices et ces travaux de maintenance tous les marins ont l’intime conviction qu’ils « ne feront pas le poids » en face des japonais ! En effet, les exercices nombreux mettent en évidence l’incompétence des marins russes : « Nos canonniers n’étaient pas entraînés et connaissaient mal le maniement des appareils de réglage […] J’ai entendu moi-même sur l’Orel deux canonniers, chargés de déterminer la distance à un même but, donner deux chiffres totalement différents ». La tension nerveuse des marins n’arrangeait rien : « Les servants étaient très nerveux. L’un d’eux par exemple prit quarante minutes pour viser sans jamais arriver à un résultat » !

Lors d’un exercice de toute une journée, une cible servit de but à tous les canons de l’escadre (y compris aux mitrailleuses) : à la fin de l’exercice, lorsqu’on hissa la cible sur le pont « elle ne portait pas même une éraflure » !

Toute l’escadre se montre incapable de tirer et de manœuvrer. Lors d’un exercice de toute une journée, une cible servit de but à tous les canons de l’escadre (y compris aux mitrailleuses) : à la fin de l’exercice, lorsqu’on hissa la cible sur le pont « elle ne portait pas même une éraflure » ! D’ailleurs, l’amiral Rojestvensky en a douloureusement conscience comme en témoigne son ordre du jour n°42 : « Le levage d’ancre a duré presque une heure parce que le cabestan du Souvarov, couvert de boue et de rouille, ne fonctionnait pas. Une heure même n’a pas suffi à dix navires pour prendre leur place… » Et il conclut, désabusé : « Si pendant quatre mois de navigation en commun, nous n’avons pu apprendre à agir en accord, il est douteux que nous puissions l’apprendre à présent pour le jour que Dieu a fixé pour notre rencontre avec l’ennemi. »

L’angoisse d’une mort annoncée

Ce pessimisme est partagé par tous de l’amiral au dernier marin : « Personne ne doutait du sort qui nous était réservé » dit Novikov-Priboï. Et l’ingénieur Polinovski : « En l’état actuel des choses, la guerre peut être considérée comme perdue ». D’autant plus que les journaux rapportent que le Japon continue à s’armer et à s’approvisionner auprès des grandes puissances… Que pèse la 2e escadre de Rojestvensky à côté de la flotte japonaise que l’on dit deux fois plus forte ? Pour l’ingénieur Polinovski, il n’y a aucun doute : le Japon, bien approvisionné, mieux armé, mieux dirigé, ne fera qu’une bouchée des troupes russes mal nourries, peu armées, démoralisées par les nouvelles de Russie et celles de Port-Arthur.

Alors, que faire ?

« Ce long séjour à Nosy Be commençait à démoraliser l’escadre. Le sort sans espoir qui nous était réservé tuait dans l’esprit des officiers et de l’équipage tout intérêt pour le service. » Le seul espoir des marins est que la flotte fasse demi-tour : « Il est inutile pour la flotte d’aller sur Vladivostock » (Politovski), base dont on attend à chaque minute qu’elle soit prise par les Japonais. Mais en Russie les choses ne vont pas mieux : dans les journaux russes que leur apportent les premiers bateaux de la 3e division qui ont rejoint l’escadre à Nosy Be, les marins apprennent les premières révoltes et les sanglantes répressions qui ensanglantent leur pays « tandis qu’à Saint-Pétersbourg, le gouvernement tsariste mitraillait les ouvriers, l’agence Reuter envoyait des nouvelles graves du front d’Extrême-Orient ». Les nouvelles qui arrivent à la fin du séjour à Nosy Be de l’escadre russe ne sont pas faites pour redonner aux hommes un peu de courage : « Nous avons eu des nouvelles selon lesquelles Moukden a été pris par les Japonais, que la route, sur le flanc de l’armée a été coupée, que nous avons perdu 50 000 tués et blessés et 50 000 prisonniers » (Polinovski). Et Novikov-Priboî : « Après un combat de plusieurs jours, abandonnant Moukden, nous nous retirions en désordre vers le nord. Nos pertes étaient terrifiantes…» Pour Polinovski « Nous devons nous attendre à chaque minute à apprendre que Vladivostock est soit assiégée soit prise. Il est inutile pour la flotte d’y aller » et il prédit : « Vladivostock sera un deuxième Port Arthur. » C’est dans cet état d’esprit que les marins de l’escadre russe apprirent qu’ils allaient quitter Nosy Be sans attendre l’escadre de Nebogatov, ce qui étonne tous les officiers : pourquoi Rodgestvenski prend-il le risque de diviser la flotte ?
Dès le 14 mars (1er mars du calendrier russe), Polinovski raconte que les préparatifs du départ ont commencé, mais il faut attendre l’arrivée du Regina qui doit apporter du ravitaillement. On espère encore que le Regina apportera des nouvelles, surtout celles du retour en Russie. En effet, dit Polinovski, pourquoi dépenser de l’argent pour rien en envoyant la 3e flotte de Nebogatov qui doit les rejoindre, constituée de vieux bateaux dont Rodgestvenski n’avait pas voulu au départ ? Cependant, d’après Novikov-Priboï, « Bien que personne n’attendît grand-chose de la troisième escadre, on désirait cependant qu’elle fût près de nous ».
Le 15 mars, le vapeur Regina apporte des galettes, du beurre, du thé, de la viande salée et des pièces de rechange pour les navires. Et la nouvelle du départ vers la mer de Chine est confirmée. Le 16 mars, l’ordre est donné de préparer les bateaux pour un départ à midi.

Une journée de folie

Dès le matin, les russes se bousculent à la poste pour poster leurs lettres et leurs objets de valeur destinés à leurs familles en Russie. Mortages en a gardé un souvenir précis : « Pendant deux jours, du quatorze au seize, la poste de Nosy Be fut littéralement envahie. L’avis de presque tous les officiers était qu’ils couraient à un désastre. La poste reçut dans cette tragique circonstance une très grande quantité de paquets recommandés, c’étaient des objets précieux personnels, souvenirs de famille, qu’ils renvoyaient chez eux. » (Admirons au passage la grande honnêteté des postiers de Nosy Be qui acheminèrent imperturbablement des colis de valeur dont ils savaient que personne ne viendrait leur demander compte !) D’autant plus que dans le désordre et l’affluence, les postiers n’avaient plus le temps de rédiger les papiers de l’expédition et donc, comme le raconte Polinovski tout était « jeté directement dans la boîte aux lettres, qui était instantanément remplie et devait être constamment vidée ». Polinovski, impatient, était passé par derrière la poste et arrivé à la salle de tri il avait pu « décider un malgache de prendre les miennes » (de lettres) et il n’avait pas eu le temps d’attendre un reçu ! Et les postiers leur demandaient : « Vous partez aujourd’hui ou demain ? Est-ce que vous allez directement en Russie en partant d’ici ? ». D’ailleurs toute la ville était sens dessus-dessous, et les quais semblaient agités d’un vent de folie : « Il est difficile d’imaginer ce qui se passait ce matin sur le quai. Tout était complètement couvert de marchandises et de provisions. Des charrettes à bœufs apportaient constamment des charges. Tous se hâtaient vers les bateaux et avaient hâte d’en finir ». Il faut dire que la totalité du chargement du Regina avait dû être déchargée et transférée sur les navires de l’escadre en 24 heures ! L’état d’esprit des marins était partagé : ils savaient qu’ils partaient pour ne plus jamais revenir ; ils venaient de recevoir des nouvelles de la bataille de Moukden et des hallucinantes pertes russes en hommes et en matériel. Mais ils étaient soulagés de voir la fin de ces deux mois et demi d’incertitudes et d’angoisses. Cependant, ils étaient rares à se bercer d’illusions : « si on ne nous renvoyait pas immédiatement en Russie, nous ne continuerions à avancer que pour terminer par notre propre perte cette tragique épopée qui se déroulait en Extrême-Orient » (Novikov-Priboï).

Le départ

Le seize mars, à une heure de l’après-midi, les bateaux commencèrent à lever l’ancre « pour ne plus jamais revenir dans ces lieux » nous dit Novikov. Puis, « pendant deux heures, elle se disposa en ordre de croisière. Le soleil était chaud. Deux torpilleurs français éclatant de blancheur, ayant hissé les signaux de "bon voyage" nous accompagnèrent pendant quelque temps. Sur le Souvarov, les cuivres jouaient la Marseillaise en l’honneur de la France. Les indigènes, sur leur pirogue, saluaient l’escadre pour la dernière fois. »
« Notre cœur se glaçait » dit Novikov. Cette émotion est partagée par la population de Nosy Be si l’on en croît Mortages : « Le défilé de cette flotte fut majestueux, impeccable ; le coup d’œil en valait la peine car il faisait très beau temps calme plat. Tout Nosy Be était sur le port et sur les hauteurs d’où l’on pouvait la voir défiler jusqu’à ce qu’elle fut perdue de vue, et c’est avec un gros serrement de cœur et de tristesse qu’on la vit disparaître. »
Tous, malgaches, français, russes savaient que cette flotte ne reviendrait pas. Malgré le beau soleil, malgré la musique, « quelle angoisse mortelle se reflétait dans tous les regards. Devant nous, sous le ciel torride, s’étendait l’Océan majestueux et étincelant, cette route splendide qui devait nous conduire à la fosse commune » (Novikov-Priboï).
(A suivre…)
■ Suzanne Reutt

 


Page 1 sur 3

  • «
  •  Début 
  •  Précédent 
  •  1 
  •  2 
  •  3 
  •  Suivant 
  •  Fin 
  • »

Traduction

aa
 

Visiteurs

mod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_counter
mod_vvisit_counterAujourd'hui67
mod_vvisit_counterHier1403
mod_vvisit_counterCette semaine7801
mod_vvisit_counterSemaine dernière14841
mod_vvisit_counterCe mois21132
mod_vvisit_counterMois dernier77248
mod_vvisit_counterDepuis le 11/11/0920873420

Qui est en ligne ?

Nous avons 513 invités en ligne

Statistiques

Membres : 17
Contenu : 14344
Affiche le nombre de clics des articles : 45059434
You are here PRESSE MADAGASCAR La Tribune de Diego 2016