A CINQUANTE-DEUX ANS, Robert ferait presque figure de vestige d'un ancien temps. Sa voix rabotée par le tabac égrène par rafales les fragments d'un parcours révolu. Ancien légionnaire, il n'était jamais parvenu à s'adapter à la vie civile. Les habitudes de l'existence militaire "deux caisses de bière, soit quarante-huit canettes par jour", indique-t-il sans fierté n'avaient guère aidé à sa reconversion. Une fois l'argent flambé aux cartes, une fois son ménage en ruine, il s'était retrouvé seul, à la rue. Et il avait fini par se réfugier dans cette collectivité d'hommes isolés où l'on apprend à supporter les défauts de l'autre, où l'on se sait protégé des questions sur le passé. Robert vit à la communauté Emmaüs de Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis), dans la banlieue est de Paris, depuis 1977. Il y a cessé de boire depuis dix ans et conduit l'un des camions qui ramassent les dons des particuliers.
Dernier ex-légionnaire de la communauté, il se souvient d'une époque où les anciens militaires s'y comptaient nombreux. Ils y côtoyaient des ouvriers agricoles, des saisonniers qui s'en allaient aux périodes des vendanges et de la cueillette des fruits. "Dans ces années-là, les compagnons se faisaient encore appeler les chiffonniers, se remémore Jean-Pierre, quarante ans, qui est arrivé, exceptionnellement jeune, à la communauté au début des années 80. Ils avaient encore leur allure folklorique des origines : la barbe, la salopette, la gouaille des ivrognes. Puis tout a changé au milieu des années 80."
Lieu historique d'Emmaüs, fondé par l'abbé Pierre dès 1949, bien avant l'appel de l'hiver 54, la communauté de Neuilly-Plaisance a dû accueillir comme les autres les nouvelles formes de pauvreté. Les parcours individuels des marginaux et des instables se sont peu à peu effacés devant les itinéraires interchangeables de la crise. Les chômeurs en fin de droit, les victimes de la précarisation du travail, certes parmi les plus fragiles, ont succédé à ceux qui refusaient de s'adapter à la société. "Les compagnons d'aujourd'hui sont beaucoup moins dissemblables du reste de la société qu'ils ne l'étaient à mon arrivée, dit Françoise Canto, assistante sociale à Neuilly-Plaisance depuis 1982. De plus en plus, ils gardent des liens avec leur famille, ce qui était impensable à l'époque."
L'âge des nouveaux arrivants a sensiblement baissé, même si ce phénomène est un peu moins sensible à Neuilly-Plaisance que dans d'autres régions de France. Leur profil se rapproche désormais de celui d'Olivier, trente-deux ans, qui ne s'en sortait plus avec les missions d'intérim dans les divers métiers qu'il a exercés. Entré à vingt-sept ans dans la communauté, après avoir connu la rue quelque temps, il dit y avoir trouvé la sécurité qu'il ne connaissait plus à l'extérieur. "Je n'avais pas d'autre solution, explique-t-il. Ici, j'ai du travail. Je suis rémunéré, nourri et logé : cela représente environ l'équivalent d'un SMIC, avec même des vacances. Dehors, c'est la pénurie de travail. Je préfère cette existence, même si j'ai dû pour l'instant renoncer à m'installer en couple."
Les nouveaux compagnons ont involontairement désorganisé certaines des habitudes de la communauté. Auparavant, le travail de remise en état des objets collectés était facilité par la pratique professionnelle des hommes d'Emmaüs. "Il y avait toujours un bon menuisier, on pouvait compter sur d'excellents cuistots, se souvient Françoise Canto. Les compagnons pouvaient faire preuve d'une grande technique professionnelle : ils n'avaient généralement quitté leur travail que pour cause d'instabilité ou d'alcoolisme. Depuis quelques années, le niveau de formation professionnelle a nettement décliné. Beaucoup de gens nous arrivent sans qualification, après avoir cumulé les petits boulots dans la manutention ou la restauration."(...)
(...) A Neuilly-Plaisance, comme ailleurs, la communauté est devenue un cocon pour célibataires jetés à la rue par le chômage. Les durées de séjour ont tendance à s'allonger. Paradoxalement, les compagnons entretiennent beaucoup plus de liens avec la société, mais envisagent moins de quitter leur refuge. "Se dire membre d'Emmaüs n'est plus honteux, note Jean-Pierre. Avant, cela représentait la dernière possibilité avant la clochardisation. Maintenant, nous ne sommes presque plus en marge, note Jean-Pierre, les difficultés de la société ont fini par nous rejoindre, voire nous dépasser. Désormais les vrais marginaux restent dans la rue." L'exclusion a progressé si vite que personne n'est plus en mesure de leur proposer de nouvelles formes de socialisation.