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2016


1905 : La flotte fantôme… 2e partie : Dernière escale avant l’enfer…

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6 juillet 2016


Publication : 6 juillet 2016

L'escadre Russe en rade à Nosy be

L'escadre Russe en rade à Nosy be

La flotte russe de l’Amiral Rodjetsvinsky arriva à Nosy Be à la mi-janvier (calendrier grégorien) et y resta 2 mois à attendre. A attendre quoi ? Officiellement, que toute la flotte soit réunie dans les eaux de Madagascar. Mais, à bord des bateaux, chacun savait que cette longue escale allait être le dernier répit avant le voyage vers une mort presque certaine.

Une flotte « invisible »

Normalement, la 2e division de la flotte, sous le commandement de l’Amiral Foelkersahm, qui était passée par le canal de Suez, devait rencontrer l’escadre de Rojestvensky dans le port militaire de Diego Suarez. Cependant en raison des lois internationales, la France — pays neutre dans le conflit russo-japonais — n’avait pas le droit de donner asile à une des escadres belligérantes dans ses eaux territoriales. Seuls deux bateaux, dont l’Anadyr, firent escale à Diego Suarez. Le gouvernement français proposa donc à la Russie de choisir un lieu plus discret que le Point d’Appui de la flotte. L’escadre mouilla alors dans la rade de Nosy Be. Cette flotte russe qui comporta jusqu’à près de 50 bâtiments, dont des cuirassés et des croiseurs, resta donc « invisible » aux yeux de la France qui l’accueillit dans les eaux de Madagascar. Bien sûr, le gouvernement japonais, directement concerné, informa ses homologues français que, d’après ses renseignements « la flotte russe, au moins pendant le mois de janvier, était restée mouillée en vue de Hell-Ville (Nosy Be) dans les eaux territoriales, les contre-torpilleurs à 4 ou 500 m de la jetée, l’escadre à 10 ou 15 minutes en canot » …Le gouvernement japonais demanda au gouvernement français quelles mesures seraient prises. La réponse fut qu’une enquête immédiate allait être ordonnée et que, si « dès avant la conclusion officielle de cette enquête, il était prouvé que l’amiral Rodjetsvinsky avait séjourné dans les eaux françaises dans des conditions contraires aux règles de neutralité, il serait aussitôt prié de s’éloigner » (Histoire de la guerre russo-japonaise). Le gouvernement japonais n’eut jamais les résultats de l’enquête. Et l’escadre russe resta deux mois à Nosy Be !

L’arrivée à Nosy Be

Ce séjour des marins russes à Nosy Be ne sera pas l’escale paradisiaque que l’on pourrait imaginer. D’ailleurs, il commence mal.
Tout d’abord, l’arrivée à Nosy Be a été précédée par de mauvaises nouvelles : les russes ont appris la défaite de leurs forces à Port Arthur et la destruction de la flotte du Pacifique. Ensuite, l’approche elle-même est assez angoissante : « Nous allons par un point rarement exploré et pas sondé ; la carte indique des hauts-fonds et le chenal est très étroit ; sa profondeur est inconnu. Nous risquons de nous échouer » (Polinovski). Le 20 janvier, la flotte approche de Nosy Be où elle doit faire sa jonction avec la deuxième division de la flotte, passée par le canal de Suez. Elle n’est pas encore à l’ancrage que l’on apprend que l’équipage du Roland s’est mutiné. Ordre a été donner de tirer, s’il le faut, sur les marins. Pourtant la première impression de l’Île est enchanteresse : « Je regardais et vis que nous étions arrivés à Nosy Be. Je courus sur le pont et vis une image merveilleuse. La baie, la mer calme, les collines tout autour, surtout deux, couvertes de bois épais, se faisant face à l’entrée. Le soleil est brûlant. » (Polinovski). Le matelot Novikov-Priboï est aussi enthousiaste : « Malgré la chaleur insupportable, nous étions tous sur le pont en quête d’impressions nouvelles. Nos regards, attirés par l’exotisme du spectacle, embrassaient les montagnes mauves semblables à des voiles gonflées, les collines brillantes de plantes vert émeraude, l’ombre mystérieuse des gorges et les contours sinueux des côtes. Les vieux marins affirmaient que, par sa beauté, Nosy Be pouvait rivaliser avec la baie de Naples. »
A son arrivée la flotte est accueillie par un « petit et rapide torpilleur français, tout fier de la blancheur de sa coque, arborant sur son mât le signal de bienvenue. » Et l’entrée dans la rade est triomphale avec, sur les vaisseaux déjà en rade, les musiciens qui jouent des marches militaires ! A Nossi-be les deux divisions de la flotte se retrouvent : « La réunion de notre amiral et de l’amiral Folkersham est très chaleureuse. Ils se sont embrassés. » (Polinovski). Mais les marins de l’escadre Rodjetsvinsky sont un peu jaloux de leurs homologues passés par Suez qui ont eu un voyage plus court et souvent le droit de descendre à terre alors qu’en deux mois de navigation les hommes de la première division ont été obligés de rester à bord. De plus, le contre-amiral Foelkersahm s’est montré plus humain que Rodjetsvinsky : « A l’approche des tropiques, il fit distribuer à tous ses matelots des casques coloniaux tandis que nous avions été obligés de nous protéger du soleil avec des torchons » (N-P). Mais à Nosy Be, les marins vont enfin pouvoir quitter le bord…

Premières impressions de Nosy Be

Les premiers contacts avec l’île sont assez tristes : la chaleur est insupportable pour les Russes et plusieurs souffrent d’insolation. « Nous n’avions jamais autant souffert de la chaleur qu’à Nosy Be [...] Nous étions dévorés par une soif continuelle et nous ingurgitions des quantités énormes d’eau de mer distillée et filtrée. Cette eau tiède avait un goût nauséabond si on n’y mettait pas un peu d’acide citrique » (N-P). Aussi de nombreux marins tombent-ils malades ; par ailleurs, les accidents sont nombreux et un des premiers contacts avec la terre ferme sera la messe d’enterrement de deux marins, une triste cérémonie que décrit Polinovski : « Au cimetière le service religieux a été lu, les cercueils descendus dans les tombes et l’escorte a tiré trois salves. De simples croix ont été érigées et puis tout le monde s’est dispersé. [...] Deux Russes sont partis, couchés dans leur tombe, loin de leur patrie, parmi les étrangers, avec un modeste tombeau surmonté d’une inscription grossièrement sculptée ». Les Russes sont surpris par ce qu’ils découvrent à Nosy Be et qui est si loin de ce qu’ils connaissent : « La population de Nosy Be est mélangée. On peut rencontrer des nègres, des Malais, des Juifs, des Indiens et quelques Européens. Les chevaux sont rares et vous voyagez dans des litières portées sur les épaules des hommes. Il existe de nombreuses races de singes, perroquets, lézards, crocodiles etc. Les bovins sont nombreux ; les bœufs ont des bosses et d’immenses cornes ». (Polinovski)

La vie des russes à Nosy Be

Tout d’abord, privés de nourriture fraîche pendant des semaines, les russes font provision de viande, et les ponts des bateaux ressemblent à des basses-cours : « Sur le pont, les bœufs sont debout prêts à être abattus pour la viande, sans parler des poules, des oies et des canards ».Mais la ménagerie ne s’arrête pas là : « On a apporté un lièvre, un porc-épic et un chien du rivage » ; « Dans les cabines il y a des singes, des perroquets et des caméléons ». « Le Souvarov est devenu une ménagerie flottante » (Polinovski). Il faut dire que, lorsqu’ils ne sont pas autorisés à aller à terre, la vie est plutôt monotone pour les marins.
Et inconfortable.

Amiral Felkersam, qui a dirigé l’escadre Russe passée par le Canal de Suez
Amiral Felkersam, qui a dirigé l’escadre Russe passée par le Canal de Suez

D’abord, il y a la chaleur, insupportable dans les bateaux ; aussi, très souvent, les officiers dorment sur le pont avec les équipages pour trouver un peu d’air frais. Mais beaucoup de marins sont malades : insolations, sans doute paludisme. Tous les jours, ou presque, il y a un mort dans l’escadre. S’il s’agit d’un officier, il est immergé avec les honneurs. « Le service funéraire offrait un spectacle pénible. Un torpilleur s’approchait du navire ; après avoir embarqué le défunt, il se dirigeait vers le large. Au coup de canon tous les pavillons étaient mis en berne, l’orchestre jouait un hymne religieux, les officiers et les équipages s’alignaient sur les ponts des gaillards. Au large, le cadavre enfermé dans un sac avec un poids attaché aux pieds était lancé dans les flots. Le bruit sourd des vagues accompagnait la disparition subite de l’homme ». La nourriture laisse à désirer : quand les glacières sont en panne, la viande pourrit vite. Même la viande salée stockée dans la cale commence à se décomposer : « nous fûmes bientôt obligés de la jeter à la mer, mais le courant et le vent la ramenaient sans cesse dans la rade où elle répandait une puanteur insupportable » (N-P). Adolphe Mortages témoigne lui aussi de ces gaspillages : « Me rendant un jour à Ambodibonara, la pirogue où j’étais embarqué navigua pendant un certain temps à travers une centaine de ces gros quartiers avariés, dont le dessus était couvert d’oiseaux de mer, d’éperviers et de corbeaux ». Les marins voient d’ailleurs dans ces pannes frigorifiques du bateau-glacière français l’Esperance le « sabotage des matelots français, qui n’avaient aucune envie d’aller s’exposer au danger en même temps que nous » ! Il y a également de nombreux accidents pendant les travaux de maintenance (beaucoup de pannes sur les navires nécessitent des interventions, souvent dangereuses). Par ailleurs, après la longue traversée, les uniformes sont en lambeaux : « nos chaussures étaient complètement usées, et nous ne pouvions circuler nu-pieds sur le cuirassé qui était couvert de charbon. On nous donna l’ordre de tresser des sandales de cordes. Les matelots qui, jusqu’alors avaient toujours eu l’air propres et corrects ressemblaient maintenant à des vagabonds et s’en plaignaient. » Ils se plaignent d’ailleurs de plus en plus… D’autant plus que les nouvelles font état d’émeutes et de mutineries en Russie… et que les marins se sentent solidaires…

Plusieurs débuts de révolte se produisent.
Le 19 février, l’équipage du Malay se mutine. Il refuse d’obéir au capitaine qui a toujours un revolver chargé sur lui et qui a ordre de tirer sur le premier qui désobéit. Le 20, la police militaire doit intervenir : 4 membres de l’équipage sont arrêtés et, après quelques jours de cellule, (dans des conditions effroyables de chaleur et de manque d’air) il est décidé de les mettre à terre et de les abandonner à leur sort. L’ingénieur Polinovski compatit : « Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Il n’y a pas d’emploi pour eux et ils ne possèdent pas les moyens de partir. Peuvent-ils rejoindre la Légion étrangère ? ». Sur le croiseur Nakhimov, l’équipage, nourri de galettes moisies se révolte et jette toutes les galettes par-dessus bord. Le vieux capitaine du navire parvient à ramener le calme mais, deux jours plus tard, l’Amiral Rojestvensky vient pour la première fois sur le bateau et, au lieu de s’enquérir des raisons du mécontentement des marins, il se borne à leur déclarer : « Je savais que vous étiez tous des charognes, mais je ne pensais pas cependant que vous pouviez être de telles charognes » (N-P). On comprend que le mécontentement soit presque général sur les bateaux ! Il y a bien quelques distractions mais elles sont rares. Il y a parfois, sur les bateaux, des représentations théâtrales qui ont beaucoup de succès. Une autre distraction est plus étonnante : la chasse aux rats, qui amusait beaucoup les équipages ! Par ailleurs la vie est assez monotone, aussi les marins ne rêvent-ils que d’aller à terre ? Pour y faire quoi ?

A terre…

Il faut imaginer la petite île de Nosy Be, peu peuplée à l’époque, envahie par plus de 12 000 hommes (même s’ils ne descendent pas tous à terre en même temps)… La première réaction des habitants est …de monter les prix. Une bouteille de limonade coûte 4 francs (15 euros) ; une bouteille de champagne dix fois plus. Malgré ces prix, les russes boivent, boivent, remplaçant la vodka par le cognac pour les officiers et le rhum pour les marins. Novikov-Priboi raconte les scènes d’ivresse qui se produisaient quotidiennement : « Abrutis par l’alcool, certains se livraient à des actes qui confinaient à la folie » : des officiers dansent à demi-nus sur les ponts ou s’amusent à enivrer au champagne leurs singes et leurs chiens ; quant aux marins « Ils se saoulaient tellement que certains restés couchés dans les rues immobiles comme des cadavres sur un champ de bataille ; l’on en voyait d’autres qui, secoués de mouvements convulsifs, rampaient à quatre pattes » et les officiers fermaient les yeux sur la conduite scandaleuse des matelots « de crainte de s’attirer les répliques insolentes de leurs hommes » !
Les marins passent aussi une grande partie de leur temps en ville à jouer gros : « Dans tous les coins des officiers de la flotte sont assis à des tables avec des cartes à jouer » sous l’œil ébahi des officiers français de Nosy Be. « Des tripots surgissaient chaque jour plus nombreux offrant la tentation de leurs jeux et des femmes de toutes nationalités : françaises, anglaises, allemandes et hollandaises. » C’est en fait une véritable manne, de mauvais aloi, qui s’abat sur l’île. De tous les coins de Madagascar les commerçants affluent. Alphonse Mortages, alors commerçant (avant sa découverte des mines d’or d’Andavakoera) évoque la frénésie mercantile qui s’était emparée de Nosy Be : « je me rendis à Nosy Be, comme firent d’autres personnes de Tamatave, d’Analalava, de Majunga ; avec un bon lot de marchandises diverses et m’installai dans un grand bâtiment au bord de la mer, emplacement bien choisi car pendant une grande partie de la journée, les embarcations pouvaient accoster à quai ; sachant que les Russes buvaient sec, et même très sec, une grande partie de mon stock de marchandises contenait de quoi les satisfaire ».Mais le ravitaillement reste un problème. C’est encore Mortages qui nous dit que la caisse de pommes de terre coûtait 40 francs (150 euros) …et que très rapidement, il n’y en eut plus. Heureusement, la viande de bœuf pouvait être fournie en abondance. Mais, malgré la rapide pénurie de légumes, d’œufs, de poulet, la marine russe put survivre en utilisant ses propres ravitaillements, souvent chargés sur des cargos allemands.
A part le jeu et la boisson, les distractions étaient rares. Quelquefois, les officiers allaient à la chasse, sans trop de succès. Les hommes d’équipage « s’en allaient chercher fortune dans le quartier indigène » Mortages). Et l’après-midi, la musique des torpilleurs français de Nosy Be et la musique de l’escadre russe donnaient un concert de 4h à 6h.

Les relations avec la population

Elles furent généralement bonnes même si les russes se plaignaient de la surenchère sur les prix et si les malgaches se montraient parfois un peu trop insistants lorsqu’ils réclamaient de l’argent. Par contre Polinovski, qui a rencontré la Reine Binao, rend hommage à sa grande « dignité ». Des comportements inexcusables se manifestent parfois de la part des Russes ; un jour, sous l’effet de la boisson, des marins du torpilleur Grosny détruisent complètement une case malgache et tout ce qu’elle contient. Ils sont sévèrement punis mais des incidents déplaisants se produisent encore assez souvent. Cependant, les russes sont souvent invités à des évènements de la vie nossibéenne. C’est ainsi que Polinovski assiste au mariage d’un français et d’une malgache et s’étonne de voir une église « pleine de noirs pieusement chrétiens » ! En fait, beaucoup de russes parlent français et discutent souvent avec la population. Mortages trouve la plupart des officiers sympathiques dans l’ensemble, même si certains font preuve d’une morgue aristocratique et déplaisante. Les officiers se livrent souvent à des commentaires désobligeants sur leur gouvernement et sur la guerre. Le socialiste Mortages note qu’ils ont « des idées très avancées » et cite le commentaire du médecin du cuirassé Borodino : « j’espère bien qu’après cette tourmente, on se débarrassera du Czar et de tous ses bandits »
En fait, la plupart désapprouvent la guerre et sont très pessimistes sur le sort qui les attend.

(A suivre…)
■ Suzanne Reutt


1905 : La flotte fantôme... 1ére partie : « Une croisière qui n’a pas de précédent dans l’histoire »

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24 juin 2016

La deuxième escadre russe faisant route

La deuxième escadre russe faisant route

Nous allons prendre le large aujourd’hui pour suivre la stupéfiante odyssée de la flotte russe pour qui la longue escale de Nossi-Be fut le dernier moment de répit avant de partir rencontrer son funeste destin à la bataille de Tsoushima

Ce terrible voyage vers une mort certaine, nous avons choisi de vous le raconter non pas d’après ce qu’en ont dit les historiens (beaucoup de livres ont été écrits sur Tsoushima) mais à travers les récits de ceux qui l’ont vécu, notamment Politovsky et Novikov-Priboï. L’un est ingénieur et a contribué à la construction du superbe cuirassé Borodino. Il sera tué à Tsoushima. Nous avons pu nous procurer un document peu connu, son journal (en fait les lettres qu’il écrivait à sa femme). Le second est un homme d’équipage (cambusier) et sera fait prisonnier par les japonais. Il se rendra célèbre en publiant un livre « La tragédie de Tsoushima » qui sera publié à 1 million d’exemplaires et traduit en plusieurs langues.

La guerre russo-japonaise

A partir de 1898, la Russie, inquiète de l’expansion japonaise, occupe, en Mandchourie, des zones convoitées par les Japonais et nomme un vice-roi de ces possessions russes. En réponse, le Japon somme la Russie de retirer ses troupes. La Russie continuant à renforcer ses garnisons, le 8 février 1904, sans déclaration de guerre, l’escadre japonaise sous les ordres de l’Amiral Togo coule trois navires russes devant Port-Arthur et entreprend le siège de la ville. Le 10 février le Japon déclare la guerre à la Russie et inflige une suite de défaites aux troupes tsaristes. Port Arthur tombe le 2 janvier 1905. Le 26 août (après une trêve due à la saison des pluies) la bataille de Liaoyang voit s’affronter 160.000 japonais et 140.000 russes. Ces derniers, après 10 jours de combat devront se replier sur Moukden. Le 20 février commence la bataille de Moukden qui oppose 300.000 soldats russes aux japonais, en nombre équivalent. Les combats dureront 15 jours et se termineront par le repli des troupes russes.

La flotte de la Baltique

Après l’anéantissement de leur flotte du Pacifique devant Port-Arthur, les Russes vont charger l’Amiral Rodjestvensky de conduire une deuxième escadre à Vladivostock. Cette flotte comprend 7 cuirassés, dont 4 de fabrication récente, (le Borodino, l’Orel, l’Empereur Alexandre III et le Kniaz-Souvorov) ; 8 croiseurs dont 5 bâtiments anciens ; des torpilleurs et contre-torpilleurs à peu près neufs, plus divers bâtiments dont des charbonniers chargés de ravitailler l’escadre… et même un brise-glaces ! Soit 42 bâtiments. Les équipages (8640 marins) sont, dans l’ensemble peu formés et des consignes sont données pour qu’ils soient, en cours de route « l’objet de soins attentifs ». Par ailleurs il est précisé que la discipline sera « impitoyable » !

Dans la mer du Nord

Les préparatifs seront lents et l’escadre ne prendra la mer que le 13 octobre 1905, soit plusieurs mois après la chute de Port-Arthur. (1)
Dès le début, Politovski exprime l’angoisse qu’il partage avec les milliers d’hommes de l’escadre : « Il me semble que je ne reviendrai pas ». Des incidents inquiétants se produisent : « Le capitaine de l’ » Asie » a momentanément perdu la tête et a propulsé son navire sur l’ Apraxin ». Une véritable psychose taraude officiers et marins : les Japonais, qui seraient partout, et notamment la présence de torpilleurs japonais dans la Baltique et la mer du Nord. Le 21 octobre le gouvernail de l’Orel (Aigle) est endommagé : cet accident sera attribué à un sabotage commis par un membre de l’équipage ! Politovski note « la panique règne à bord » et il précise que, la nuit, la moitié des membres de l’équipage dort sans se déshabiller, les armes à portée de main. Et il commente : « il est curieux que nous soyons si loin du théâtre de la guerre et pourtant si alarmés ! »
Cette excessive nervosité amènera à un incident plus grave qui deviendra un scandale diplomatique de premier ordre : l’affaire du Dogger Bank.

L’affaire du Dogger Bank

Politovski raconte l’évènement : A 22 heures, le 20 octobre le « Kamchatka » envoie un signal : le bateau a été attaqué par 8 torpilleurs. Vers 1h du matin, l’alarme est donnée : on a vu venir des navires : riposte immédiate : « Tous les navires de la division crachaient le feu. Le bruit des tirs était incessant. Les projecteurs étaient tournés vers la mer. J’étais sur le pont et positivement aveuglé et assourdi par les tirs. » Et la raison de ce branle-bas de combat ? « Un petit bateau roulait sans défense sur la mer […] je ne voyais personne sur le pont. Ils s’étaient probablement cachés sous l’effet de la terreur » … L’Amiral Rojdestvenski venait de faire tirer sur des chalutiers de pêcheurs anglais ! « L’ordre de cesser le feu a été donné mais les autres navires ont continué à tirer et sans doute coulé le bateau. » L’affaire fit un scandale épouvantable, surtout, bien sûr en Angleterre où l’on était déjà hostile à la Russie. Le Tsar dut consentir à une enquête par une commission de 5 amiraux (français, Autrichien, Russe, Anglais et Américain) réunis à Paris. La défense Russe est que la flotte avait ouvert le feu sur 2 navires suspects. Cette explication sera rejetée par la Commission qui affirmera qu’il n’y avait aucun torpilleur sur les lieux, que la flotte n’aurait pas dû ouvrir le feu et que l’escadre aurait dû stopper et porter secours aux bateaux. L’état de nervosité des équipages fera également une autre victime, le croiseur russe Aurore. En effet à 2h30 l’Aurore envoie un signal, elle a été touchée et 2 hommes sont grièvement blessés. Explication de Politovski : « Au moment de la mise à feu sur les chalutiers, les hommes ont perdu la tête. Probablement quelqu’un a pensé qu’elle était japonaise et a tiré sur elle. » !

La route vers Tanger

Malgré ce grave incident, l’escadre continue sa route (en évitant l’Angleterre). La prochaine escale doit être Brest, mais la flotte, profitant du beau temps va continuer sur l’Espagne (la France n’avait sans doute pas très envie d’accueillir les Russes après l’incident précédent !) Le prochain arrêt prévu est Vigo mais l’incertitude règne : la flotte aura-t-elle le droit d’accoster pour charger du charbon ? Ce problème du « charbonnage » est essentiel et sera la première préoccupation russe lors de la traversée. Tous les navires sont à vapeur et exigent des milliers de tonnes de charbon. Or, la plupart des escales prévues se trouvent dans des pays soumis à la neutralité dans le conflit russo-japonais et n’ont donc pas le droit d’approvisionner les bateaux et de les accueillir dans leurs ports. L’escadre avait avec elle de nombreux bâtiments de transport amenant des provisions importantes de charbon (fourni par l’Allemagne) mais ces stocks allaient rapidement se révéler insuffisants. A Vigo, les autorités interdiront l’escale. Habilement, Rojdestvenski demande au capitaine du port de contacter Madrid à ce sujet : compte-tenu de la difficulté des communications cela permettra à la flotte de rester plusieurs jours. Finalement, la réponse arrive : chaque navire pourra prendre 400 tonnes. A leur départ, les bateaux russes seront « escortés » par des bateaux anglais menaçants. Tout le monde est sur le qui-vive.

A Tanger

A Tanger, toute la flotte se trouve réunie. La nouvelle que la Russie a acheté 7 autres croiseurs réjouit les marins. Toute la ville se presse pour voir l’escadre qui peut enfin charger du charbon dans une ambiance bon enfant : « Les vapeurs et les navires de guerre sont éclairés par l’électricité. Les soutes et les ponts grouillent de gens » et tout cela se passe en musique ! Bien sûr, les bateaux sont assiégés par les colporteurs qui vendent des cartes postales et des casques coloniaux. Les Russes cherchent des nouvelles de la guerre dans les journaux mais ils se méfient des informations données. Les techniciens profitent de l’escale pour réparer les avaries des bateaux mais tous ont hâte de repartir pour arriver plus tôt à Vladivostok. Voilà 23 jours qu’ils sont partis et ils pensent qu’il leur faudra environ 17 ou 18 jours pour atteindre leur destination. A Tanger l’escadre va se scinder : Rojdestvenski va suivre la voie par le Cap de Bonne Espérance avec les cinq cuirassés, les trois croiseurs et des transports ; l’Amiral Folkersham passe par le canal de Suez avec 18 bâtiments. Dans le même temps de nouveaux bateaux quittent la Baltique (5 croiseurs et 8 torpilleurs). Tous ces bateaux doivent se retrouver dans les eaux de Madagascar.

Vers Dakar

Le 9 novembre l’escadre de Rojdestvenski passe le tropique du Cancer. Elle se compose des navires suivants : les cuirassés Souvarov, Alexandre III, Borodino, Orel, Oslyabia ; des croiseurs Dimitr-Donskoï, Aurore, Amiral-Nacimoff ; des transports Kamchatka, Anadyr, Meteor, La Corée, le Malay. Ces trois derniers bateaux sont sous pavillon marchand. C’est le Malay qui posera le plus de problèmes avec des pannes constantes qui conduiront l’escadre à l’abandonner derrière eux. Une rumeur attriste l’équipage : on parle de faire un long séjour à Madagascar : quand arriveront-ils à Vladivostok ? La chaleur commence à devenir insupportable d’autant plus que l’on est obligé de dormir avec les portes et les hublots fermés ; de plus l’air est chargé d’humidité et la rouille attaque toutes les pièces métalliques. La flotte arrive enfin à Dakar le 12 novembre et commence à charger du charbon. Mais, en fin d’après-midi, le gouverneur français vient leur annoncer qu’ils ne pourront pas avoir de charbon et qu’ils ne peuvent pas venir à quai. (Les Russes soupçonnent les français d’avoir appris leur défaite en Mandchourie… et d’aller dans le sens du vent !) Néanmoins, la flotte va rester et continuer le chargement. En effet, comme le note Politovski « notre voyage et même notre succès dépendent du charbon ». La chaleur est terrible et tout est recouvert de la poussière noire du charbon. Le soir on apprend la mort du fils de l’Ambassadeur russe à Paris, terrassé par une insolation. Et on continue à voir des japonais partout !
Le 16 novembre la flotte lève l’ancre malgré plusieurs avaries sur les bateaux : lors d’une mauvaise manœuvre le Souvarov a éperonné l’Orel et le Borodino a une panne. Quant au Malay, ses pannes à répétition retardent considérablement l’escadre.

L’Amiral Rodjestvensky

L’Amiral Rodjestvensky

La vie sur le bateau

Polinovski note que « Tous les métiers sont représentés. Qui avons-nous parmi les marins ? : tailleurs, bottiers, serruriers, cuisiniers, boulangers, coiffeurs, photographes, confiseurs, fabricants de cigarettes etc. » Mais beaucoup ne sont pas des professionnels comme l’indique cet incident : « Le capitaine voulait se raser, alors il a envoyé chercher un coiffeur. L’homme est arrivé et le rasage a commencé. La main du barbier a tremblé et le visage du capitaine s’est couvert de sang. Il avait presque enlevé la moitié de sa joue… » Les conditions de vie sur le bateau ne sont pas excellentes : si les officiers ont une chambre, celle–ci est souvent envahie par les rats et un lieutenant aura les doigts de pied dévorés. Quant aux hommes d’équipage, ils dorment généralement sur le pont, tout habillés, avec leurs armes à portée de main. Lors d’une intervention sur un des bateaux l’ingénieur apprendra que les hommes d’équipage, depuis plusieurs jours ne mangent que des choux ! Et l’eau manque : on est obligé de boire l’eau destinée aux chaudières, ce qui entraînera des dysenteries nombreuses. A partir de Dakar et jusqu’à leur entrée dans les eaux d’Afrique du sud, la principale souffrance sera due à la chaleur : des ouvriers tombent dans les salles des machines où la température atteint 60° !

Vers le Cap de Bonne Espérance

A la prochaine escale, au Gabon, l’accueil est cordial, du moins de la part des autorités locales qui offrent des vivres frais. Mais l’amiral reçoit un télégramme de Saint-Petersbourg indiquant que les français souhaitent que la flotte quitte le port de Libreville …ordre que l’amiral négligera « Notre flotte va rester ici aussi longtemps que nécessaire ». L’état d’esprit des marins est meilleur mais ils sont toujours sans nouvelles de ce qu’il advient de Port-Arthur. Le « passage de la ligne » se passe gaiement mais tout se gâte à l’escale suivante, Great Fish Bay, possession portugaise où ils reçoivent un accueil hostile et où on leur refuse le charbon. D’ailleurs, tout va mal : les avaries se succèdent et il est très difficile d’intervenir sous les coques des bateaux en raison des requins qui attaquent les plongeurs. Des marins deviennent fous ; le temps est de plus en plus mauvais. Le passage du Cap de Bonne Espérance se fait au milieu d’une effroyable tempête, les bateaux sont envahis par l’eau et les hommes sont trempés jusqu’aux os. Des ordres ont été donnés pour éteindre toutes les lumières et les marins vivent dans « l’obscurité la plus absolue ». Et les rats se font de plus en plus agressifs. Et, ce qui achève de démoraliser la flotte, c’est que l’on a enfin des nouvelles de la guerre et qu’elles sont mauvaises : les Russes sont battus à Port-Arthur et à Moukden et les marins savent qu’ils vont à l’abattoir !

Vers Madagascar

Les bateaux souffrent de plus en plus, comme les hommes : chaque bateau essaie de s’en sortir par ses propres moyens : « Espérer de l’aide d’autres navires serait inutile. Chaque navire ne pense qu’à lui-même. » L’entrée dans l’Océan indien, par temps de cyclone, n’est pas plus agréable que le passage du Cap : les vagues sont énormes et noient les bateaux. Puis, le temps se calme ; on approche de Sainte-Marie, le prochain mouillage. Le 27 décembre, le rivage malgache est en vue. Enfin, le 1er janvier, c’est le mouillage à Sainte-Marie. Là, ils ont enfin des nouvelles mais elles sont terribles ! « Tous les navires à Port-Arthur sont détruits » Et le calme Politovski est hors de lui : « Partout ce sont des échecs, la corruption, la stupidité et les erreurs. » Les équipages sont exaspérés et des débuts de mutinerie éclatent. On recommence à voir des navires japonais partout. Les bateaux tournent en rond en attendant d’aller à Nossi-Be. Mais pour quoi faire ? Chacun s’interroge sur l’avenir : « Il y a trois options ouvertes à notre flotte : soit de poursuivre le voyage vers l’Est ; ou rester pour une durée indéterminée à un endroit dans l’attente que sa présence soit nécessaire sur la côte du Japon ; soit revenir vers la Russie ». C’est la deuxième solution qui sera choisie : la flotte, qui a fait sa jonction avec les navires passés par Suez, restera 2 mois à Nosy Be avant de partir vers son destin, un destin que tous, comme Politovski, envisagent avec angoisse : « Se peut-il que notre flotte complète la grande tragédie de la ruine d’une immense marine ? »
(A suivre…)
■ Suzanne Reutt

 


Les premières années de Diego Suarez - 1904 - 1905 : Diego Suarez, province civile…

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17 juin 2016

L'Hôtel du Piémont, rue Flacourt à Diego Suarez

L'Hôtel du Piémont, rue Flacourt à Diego Suarez

Après le départ de Joffre, il semble que les années « héroïques » de Diégo soient terminées. L’essentiel des travaux de fortification est accompli et les priorités de défense ont totalement changé. Et une partie des pouvoirs militaires passe aux civils

La fin du territoire militaire

Le 10 avril 1904, sous la signature de Gallieni, paraît un arrêté « supprimant le territoire militaire et constituant la province civile de Diego-Suarez ». Les raisons de cette transformation sont données dans l’arrêté :
« Considérant que le territoire militaire de Diego-Suarez a été constitué dans le but d’utiliser, le mieux possible, les ressources de la région en vue de la mise à exécution du programme des grands travaux de défense et pour faire l’emploi le meilleur des moyens d’action mis à la disposition de l’autorité militaire, dans l’intérêt de la ville et du port, afin de donner à ce point un développement correspondant à sa situation militaire ;
— Considérant que cet objectif est maintenant atteint ;
— Considérant que l’organisation actuelle, faite pour des circonstances passagères, est, logiquement, appelée à disparaître avec les nécessités qui l’ont provoquée ;
— Considérant qu’il convient, dès lors, d’appliquer à la région envisagée la forme définitive de l’administration provinciale
— Arrête : Art.1er : Le territoire militaire de Diego-Suarez est supprimé.
L’administration provinciale »

L’arrêté du 10 avril, qui n’entre pas dans les détails de l’administration de la province, en prévoit cependant la structure générale :
« Art.II — Le secteur des Antankara est rattaché à la province de Nosi-Be
Art.III — L’autre partie du Territoire militaire est constituée en province civile, dite province de Diego-Suarez, ayant son chef-lieu à Antsirane.»
. L’article IV donne la direction de la nouvelle province à l’autorité civile : « L’administrateur-maire de Diego-Suarez remplira également les fonctions de chef de la province. » Enfin, l’article V prévoit d’organiser la province en deux districts : le district d’Antsirane et le district d’Ambre. La province de Diego Suarez, amputée du secteur Antankara, est donc réduite à deux subdivisions. Le district d’Antsirane comprend la partie nord de la province jusqu’à une ligne passant approximativement par l’embranchement de l’actuelle route de Joffreville. Il comprend 2 cantons : Ambararatra (11 villages et 645 habitants) et Babaomby (8 villages et 564 habitants). La ville d’Antsirane compte 5936 habitants dont 3881 à Tanambao. Le district d’Ambre a pour chef-lieu le Camp d’Ambre (qui deviendra plus tard Joffreville). Le camp d’Ambre étant alors occupé essentiellement par des militaires, il est dirigé par un lieutenant d’infanterie coloniale. Il comprend 3 cantons : le Rodo (20 villages, 1160 habitants) a pour chef-lieu Ambodivahibe (87 habitants) ; le canton de Besokatra (87 habitants) qui comprend 18 villages et 1260 habitants ; le canton d’Andranofanjava (26 habitants) qui englobe 12 villages et 415 habitants. Il est évident que la commune d’Antsirane représente le « gros morceau » de la nouvelle province. Son maire, M. Cardenau, qui est aussi chef de province est assisté d’une commission municipale de 7 membres choisis parmi les notables. L’administration civile commence à être assez développée : en dehors des collaborateurs du maire, il existe à Antsirane :
— un service judiciaire avec un président et un juge suppléant. Un commissaire des troupes coloniales fait fonction de procureur,
— une trésorerie,
— un service des douanes,
— un très important service des postes et télégraphes en dehors de la poste d’Antsirane, on trouve une poste à Sakaramy et au Camp d’Ambre (où se trouvent les camps militaires),
— un service des domaines,
— un service des forêts.
La police est assurée par un commissaire, 2 inspecteurs et 7 brigadiers (2 sont chargés de la prison, un du poste de l’Octroi, un du poste d’Anamakia et un du poste de Tanambao). Parmi les services importants on relève également un service des travaux communaux et un autre des travaux publics. L’enseignement public est assuré par 5 instituteurs et institutrices européens et par un instituteur malgache. Il y a également une institutrice à Cap Diego. Quant à l’Eglise, elle est représentée essentiellement par la Mission catholique, avec à sa tête l’évêque Corbet ; par la Congrégation des Filles de Marie qui s’occupent d’enseignement et de bonnes œuvres et par la Congrégation de Saint Joseph de Cluny qui gère l’hôpital de Cap Diego.

La vie économique de Diego Suarez en 1905

La Province de Diego Suarez en 1905

La Province de Diego Suarez en 1905

Certains organismes, privés ceux-là, dirigent plus ou moins la vie économique de la province, notamment la Chambre consultative qui réunit négociants et industriels et le Comice agricole qui représente les colons. L’agriculture, assurée essentiellement par des colons réunionnais installés à Anamakia et à la montagne d’Ambre, se réduit surtout aux cultures vivrières. L’industrie, elle, en est encore au stade embryonnaire. En dehors de la Compagnie française des salines et des usines d’Antongombato (distillerie et scierie), installées depuis longtemps, on assiste à un timide essor de l’industrie, notamment avec la briqueterie d’Ankorika, fondée par M.Pivert. Cependant, l’installation du Point d’Appui a surtout permis le développement du commerce : de nombreux commerces d’alimentation et de vins, bien sûr, mais aussi des négociants en bois, en bœufs et peaux de bœufs, de tissus, de quincaillerie. Il y a également à Antsirane deux pharmaciens et un médecin civil.
Par ailleurs le port de Diego Suarez a connu un développement relativement important en raison des services de navigation sur les côtes est par le Ville-de-Pernambuco) et ouest (par le Persépolis). Mais l’aménagement du port reste rudimentaire : les bateaux continuent à être déchargés par les Somalis qui transportent, des colis de 30 à 60 kilos (sur la tête !).
Les nouveaux arrivés peuvent trouver un hébergement dans les trois hôtels de la ville : l’hôtel des Colonies, rue Colbert ; l’hôtel du Piémont et de Provence, rue Flacourt ; l’hôtel de la Poste, rue Flacourt.
Cependant, l’économie de la province reste très dépendante de la présence militaire. Aussi, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, les négociants de Diégo, qui voient les travaux du Point d’Appui toucher à leur fin n’ont plus d’espoir que dans la construction du bassin de radoub qui permettrait de faire repartir les affaires et surtout d’amener à Diego Suarez les navires qui développeraient le trafic portuaire. C’est le vœu qu’exprime l’Annuaire de Madagascar de 1905 : « Il est permis d’espérer que la construction d’un wharf, d’un bassin de radoub et de routes projetés depuis longtemps donneront au commerce, légèrement stationnaire depuis 1903 un nouvel et brillant essor ».

Est-ce donc la fin du Point d’Appui ?

De nouveaux ennemis
« L’ennemi héréditaire » n’est plus l’Angleterre. Le Royaume-Uni et la France signent le 8 avril 1904 (6 ans après la crise de Fachoda où la France avait subi une défaite diplomatique humiliante) une série d’accords bilatéraux que l’on désigne généralement sous le nom d’ « Entente cordiale ». En effet, la défense des colonies françaises se heurte à la volonté d’expansion du Japon qui menace les colonies françaises d’Extrême-Orient (notamment l’Indochine). On peut se demander en quoi la défense de l’Indochine concerne Diego Suarez. La Revue politique et parlementaire publie en 1905 un article insistant sur le rôle que pourrait tenir le Point d’Appui « Notre grande colonie de l’Océan Indien se trouve, en effet, sur l’une des routes de la mer de Chine. Ce n’est pas la plus courte, il est vrai, mais ce sera sans doute la plus sûre, le jour où une guerre [...]aura éclaté, ou sera sur le point d’éclater entre la France et le Japon. » Et l’article développe les raisons de l’intérêt stratégique de cette route : la route la plus courte est certes celle du canal de Suez, mais si elle était fermée, la route maritime pour l’Asie serait celle du Cap, ce qui nécessiterait un relais pour réparer et ravitailler la flotte. Et, bien sûr, ce relais ce serait « le port merveilleux de Diego Suarez » ! Encore faut-il que ce port merveilleux développe ses infrastructures maritimes, et construise enfin son bassin de radoub !
Où en est-on ?
Si tout le monde s’accorde à reconnaître les travaux menés sur le front de terre, les observateurs sont plus critiques vis-à-vis des réalisations du département de la marine. Dans un long article paru dans la Revue politique et parlementaire, sous la signature de Claude Pilgrim, on peut lire à ce sujet : « le département de la marine avait, lui aussi, d’importants travaux à accomplir à Diego Suarez ; il avait lui aussi, à y concentrer des moyens de défense et même d’attaque, pour donner à notre port malgache toute sa valeur de point d’appui de la flotte. Qu’a-t-il fait ? » Et l’auteur de l’article répond à cette question en montrant que, sur les deux objectifs de la force navale et de l’outillage du port, peu de choses ont été faites. En ce qui concerne l’outillage du port, la marine n’a pas encore commencé la construction de l’arsenal et du bassin de radoub. En 1905 « l’ensemble des constructions de la marine se compose de : un magasin général de 500m2, un magasin à vivres de 400m2 ; un hôtel pour le commandant de la marine, un pavillon pour quatre officiers et une caserne pour 80 hommes ; un réservoir de 100m3 [...] un mur de quai, en avant des magasins, et une clôture autour de toutes ces constructions ». On a également construit récemment un appontement et un petit dock flottant. Mais toujours pas de bassin de radoub ! Et l’article fait remarquer que sans bassin de radoub, le point d’appui ne sert à rien puisque « les navires de la division ou ceux des escadres en route pour l’Indochine, seront, s’ils sont endommagés dans les eaux malgaches, perdus pour toute la durée de la guerre [...] du moment qu’aucun bassin de réparation ne pourra les accueillir dans ces parages ». En ce qui concerne la force navale, les choses ne vont pas mieux puisque, malgré l’envoi de quatre torpilleurs, la flottille de la division navale de l’Océan Indien est dans un triste état. On attend toujours à Diego Suarez « la flotte solide » réclamée, en 1902 par le Ministre de la Marine. Que reste-t-il à Diego Suarez comme bâtiments ? Après les échouements du La Pérouse et du La Bourdonnais, après le départ du Catinat, il ne reste plus que le croiseur Infernet, flanqué de « deux vieilles carcasses en bois » : la Nièvre (qui avait procédé à l’exploration de la baie en …1833 !) et le Capricorne.
Une force navale quasi inexistante, des installations insuffisantes… Le Point d’Appui peut-il encore servir à quelque chose en matière de défense ? Le Nord de Madagascar va pourtant, au début de 1905, accueillir une importante flotte de guerre. Mais elle ne sera pas française !
(A suivre…)
■ Suzanne Reutt

 


Les premières années de Diego Suarez - 1904 : Va-t-on brader le Point d’Appui ?

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11 mai 2016

Torpilleurs en rade de Diego Suarez

Torpilleurs en rade de Diego Suarez

Après le départ du général Joffre on assiste à une considérable diminution des formidables moyens qui avaient été accordés à la mise en place du Point d’Appui de la flotte de l’Océan Indien. Si chacun se renvoie la responsabilité du ralentissement des travaux, il semble que le Point d’Appui ne constitue plus une priorité pour la défense navale française. En tous cas, on s’inquiète beaucoup à Diego Suarez…

L’état d’avancement du Point d’Appui en 1904

D’après le Bulletin de l’Institut colonial de Nancy la défense de Diego Suarez se compose ainsi :
« Sur le Front de mer : 3 lignes distinctes :
1ère ligne : 7 batteries placées en divers points de la presqu’île d’Orangea
2e ligne : 4 batteries au Cap Vatomainty, au Cap Diego et à la pointe du Lazaret
3e ligne (presque achevée : 3 batteries à Antsirane, à la baie des Amis et à Cap Diego. »
Le Front de terre se constitue des forts A,B, et C à Cap Diego, des forts D (Ankorika) et E (Mamelon Vert) à Orangéa, du fort d’Anosiravo (F), et des forts G et H (la «ligne Joffre») sur la presqu’île d’Antsiranana. Des résultats considérables donc, sur le front de terre, surtout si l’on ajoute aux ouvrages défensifs, toutes les constructions destinées à héberger les militaires, la route de la montagne d’Ambre, la voie Decauville jusqu’à Sakaramy. Aussi, dans son rapport d’avril 1903, le Général Gallieni peut affirmer que « les divers ouvrages et les batteries qui constituent ce front de terre sont actuellement terminés et armés ; il reste encore à terminer quelques installations secondaires qui seront achevées à la fin de l’année courante. » Et il ajoute, dans sa conclusion, « L’exécution de tous les travaux de fortification, d’armement, d’installations de troupes et de services à Diego Suarez a été terminée dans le délai de 5 ans fixé par le Parlement. »
Les choses vont moins bien en ce qui concerne le front de mer. Gallieni explique les retards dans ce domaine par le fait que l’organisation du front de mer a été constamment remaniée, du fait que le rôle du Point d’Appui de Diego Suarez n’avait jamais été « nettement défini ». D’où une succession de projets « restreints ». Il faudra attendre fin 1903 pour que les objectifs soient précisé : « le programme préconisé consiste à renforcer le front de mer dans des conditions qui le mettent en état d’entrer en lutte avec les cuirassés les plus modernes et les plus puissants ». Cependant, le problème est que l’on n’a pas fourni au Point d’Appui de Diego Suarez les moyens de réaliser cet objectif !

Le manque de moyens

La loi du 2 mars 1901 avait attribué 10 millions au Point d’Appui de Diego Suarez pour les ouvrages maritimes. Cependant le projet initial, très ambitieux, aurait entraîné des dépenses très supérieures aux crédits accordés (21.425.000 francs au lieu de 10 millions !) Aussi, un projet restreint fut-il établi : après plusieurs remaniements, le projet retenu ne coûterait « que » 7 millions. Cette somme allait-elle permettre d’armer convenablement le Point d’Appui et de le rendre opérationnel, c’est-à-dire, en gros, de lui permettre de faire face à une éventuelle attaque maritime anglaise ? Dès 1902, Gallieni exprime des doutes : « Encore un léger sacrifice, et, en 1903, nous serons parés à recevoir la visite de nos ennemis. Mais, là encore, je sens des résistances et fort peu de désir de nous venir en aide. » Dans ses rapports au Ministère, Gallieni est moins direct, mais, entre les lignes on peut distinguer son irritation devant le manque de moyens financiers, techniques et humains, que l’on met à sa disposition. Manque d’armement d’abord : « Ce programme comportait un armement qui devait être fourni presqu’en entier par le Département de la Marine, mais que ce Département ne put s’engager à livrer en temps voulu. ». C’est donc le Ministère de la Guerre qui fournit l’armement des batteries. Cependant, au lieu des canons de 194, modèle 1893, prévus initialement pour les batteries de Vatomainty et la batterie Est d’Orangea, et des canons récents, de 240, qui devaient armer la batterie du Cap Miné on livra des canons d’un modèle ancien : « On a utilisé un matériel que la Guerre [le département de la Guerre — NDLA] avait fait construire en grande quantité et que sa médiocrité a fait proscrire des batteries de côte de la Métropole. » (Revue Armée et Marine – 9 juin 1904)
Manque d’effectifs ensuite. Dans son rapport de 1904, le Général Gallieni fait remarquer que le Point d’Appui ne saurait remplir son rôle en cas d’attaque « cette défense sera compromise, à moins qu’on ne renforce notablement dès le temps de paix, les effectifs actuels ». Enfin, Gallieni fait remarquer que l’efficacité d’un Point d’Appui exige la présence d’une escadre qui serait éventuellement capable de forcer la sortie de la baie en cas de blocus : « L’existence de cette division navale est absolument nécessaire pour donner au point d’appui un caractère offensif et obliger l’ennemi à employer une partie de ses forces pour s’en emparer ou, tout au moins, pour le bloquer ». Manque de moyens financiers pour terminer les travaux (notamment le bassin de radoub) ; manque de troupes et d’armement moderne, manque de munitions (surtout après les dramatiques explosions des poudrières d’Antsirane et d’Orangea) : le Point d’Appui de Diego Suarez, après le départ de Joffre est loin d’être opérationnel.

Les casernes de la Marine à Diego Suarez

Les casernes de la Marine à Diego Suarez

Alors, à qui la faute ?

Les responsables
En 1904, de nombreuses voix vont s’élever pour protester contre les millions dépensés en pure perte pour des travaux de défense qui ne pourront peut-être rien défendre. A Madagascar, on commence à rendre le successeur de Joffre responsable du ralentissement des travaux. On peut lire dans le journal de Tamatave Le Madagascar une attaque contre le colonel Ruault : « Son successeur, le colonel Ruault, ne s’est guère appliqué à suivre ses traces. On peut même dire, sans exagération, que depuis le départ du général Joffre, la défense de Diego Suarez n’a pas fait un pas. » En France, c’est –plus logiquement – au Ministère de la Marine que l’on s’attaque. Curieusement, c’est de son parti que viennent les attaques les plus féroces contre le Ministre, le socialiste Camille Pelletan. Au mois de mars, plusieurs séances sont consacrées, devant la Commission du budget, aux problèmes des points d’appui. Le vice président de la Chambre des députés, M.Etienne, fait remarquer les insuffisances du ministère de la marine : « A plusieurs reprises, M.Etienne a appelé l’attention du Ministre sur la nécessité de doter Diego Suarez et l’Indochine des unités de combat que réclament les gouverneurs généraux de ces colonies ; mais ces appels n’ont été que partiellement entendus ».

Un torpilleur de la Marine française

Un torpilleur de la Marine française

Le député Chaumet est plus virulent : « Les retards sont dus à la négligence du ministre » qui n’a pas « fait mettre en chantier les navires prévus et passé les commandes de torpillerie et d’artillerie ». Un autre vice-président de la Chambre, M.Lockroy est aussi sévère, rappelant que « pour les torpilleurs, il y a eu un retard de plus d’un an » et on a arrêté la construction des sous-marins. (Le Figaro - 5 mars 1904). Lors d’une autre séance le député Chaumet pointe les carences de l’armement de Diego Suarez : « En ce qui concerne Diego Suarez, il ne s’y trouvait pas, il y a quelque temps, et il ne s’y trouve pas encore, je crois, actuellement d’autres munitions que le stock nécessaire pour remplacer les projectiles d’exercice par des projectiles de combat : après une bataille, on ne pourrait pas ravitailler l’escadre. Ce qui est plus grave encore c’est que, malgré les réclamations qui ont été faites par les agents mêmes de la marine, on n’a jamais donné à Diego Suarez le bassin de radoub. Cependant, dans un point d’appui, c’est l’élément nécessaire, essentiel ; tout ce qu’on peut faire à Diego est inutile sans cela. » Et même l’adjudication des travaux pour la construction du bassin de radoub, qui vient d’être lancée, ne désarme pas le député : « l’on a mis en adjudication le bassin sans savoir exactement en quel endroit il sera situé »! Enfin le sort lui-même semble s’acharner sur le Point d’Appui : alors que les munitions sont insuffisantes, le 19 février 1904 le magasin central de réserve d’artillerie de Diego Suarez est détruit par une terrible explosion. « La poudrière de ce magasin central était de construction récente, bâtie en béton armé. Elle renfermait diverses caisses de poudre B, certains approvisionnements d’obus ordinaires et 5000 obus à la mélinite. » (Le Temps). Cette fameuse poudre B, appelée aussi « fulmicoton » est à l’origine d’autres explosions moins meurtrières (Orangea, Cap Miné). Et pour couronner le tout en décembre 1904 un terrible cyclone s’abat sur Diego, détruisant une grande partie de la ville et des installations militaires!

L’inquiétude à Diego Suarez

Tous ces contre-temps inquiètent les commerçants de Diego Suarez pour qui le Point d’Appui est la principale source de revenus. Aussi, la chambre consultative des commerçants de Diego adresse une lettre aux ministres de la Marine et des Colonies pour « faire part de ses inquiétudes en présence de la situation actuelle ». La lettre insiste sur la raison de ces inquiétudes : « De nombreuses maisons de commerce ont été créées, des terrains achetés, d’importantes constructions édifiées, tout cela en vue d’affaires durables et dans l’espoir de récupérer, au bout d’un certain temps, les gros débours qu’occasionnent toujours les installations coloniales. » Les commerçants demandent donc la reprise des travaux : « aussi serions nous heureux de voir commencer les travaux de la marine; », et plus précisément, la construction du bassin de radoub : « le travail principal, le bassin de radoub n’est point encore commencé ». Et la lettre se termine par cette conclusion : « Constituer à Diego Suarez un centre de réparations et un endroit de ravitaillement pour les navires, serait donc créer, pour le pays, une nouvelle source de prospérité » (Le Madagascar).
Le Madagascar, dans son numéro du 31 juillet 1904, prend acte de l’adjudication pour les travaux du bassin de radoub mais s’étonne de la faiblesse de la défense navale : « Deux torpilleurs de 1ère classe sont à Diego Suarez. La colonie demande au Ministre de la Marine de continuer son œuvre en envoyant quatre nouveaux torpilleurs à la fin de l’année. Quant aux croiseurs, on peut affirmer qu’ils n’existent pas… » En fait, tout semble se liguer contre le Point d’Appui : direction militaire peu dynamique, mauvaise volonté politique, coupes budgétaires, accidents et coups du sort… Bien que de grands travaux soient programmés il semble que la période héroïque de Diego Suarez touche à sa fin. En fait, Diego Suarez ne va pas tarder à « retourner à la vie civile » : le 1er avril (et ce n’est pas une blague) le Journal Officiel annonce la suppression du Territoire militaire de Diego Suarez. Même si les militaires vont continuer, pour longtemps, à jouer un rôle important dans la ville, le pouvoir est maintenant dans les mains de l’autorité civile.
(A suivre…)
■ Suzanne Reutt


Les premières années de Diego Suarez - 1903 : La fin d’une époque… Joffre s’en va

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5 mai 2016

A gauche : la statue de Joffre veille toujours sur le port de Diego Suarez. A droite : Le Colonel Joffre et ses collaborateurs à Diego Suarez en 1901
A gauche : la statue de Joffre veille toujours sur le port de Diego Suarez.
A droite : Le Colonel Joffre et ses collaborateurs à Diego Suarez en 1901

L’année 1903 a surtout été marquée par le départ du Général Joffre qui laissera derrière lui une ville métamorphosée et un Point d’Appui… à terminer !

Le départ de Joffre

Arrivé à Diego Suarez en février 1900, le colonel Joffre, devenu entre temps général, et maintenu à son poste de Diego Suarez sur l’intervention du Général Gallieni, quitta le territoire qu’il dirigeait depuis trois ans, le 5 avril 1903, à 5 heures du soir, à bord du paquebot « Djemnah ». Son départ avait donné lieu à de nombreuses manifestations de la part de la population et des autorités. Il avait reçu, le 2 avril, des « délégations indigènes de toutes les parties du territoire », le 3 avril, le Cercle Français avait donné en son honneur une soirée dansante ; le 4 avril ce sont les fonctionnaires, l’Administrateur-Maire et la Chambre consultative qui étaient venus le remercier de « l’œuvre de développement économique qu’il a réalisée à Diego et qui a fait de cette ville une place commerciale et un port de première importance » (J.O de Madagascar)
Quant au Général Gallieni, qui avait choisi de le faire venir pour diriger les travaux du Point d’Appui de la flotte, et qui l’avait constamment soutenu, il rendit hommage à Joffre dans l’Ordre Général n°395 : « Le Général commandant en chef et Gouverneur Général tient à rappeler, par la voie de l’ordre, qu’au moment où le Général Joffre va prendre en France l’important commandement qui lui a été réservé depuis un an, il laisse à Madagascar une œuvre d’une importance capitale au point de vue militaire et maritime, qu’il a organisée à ses débuts, dont il a assuré le développement dans tous ses détails avec une invariable méthode et une constante énergie, et qu’il vient de conduire enfin à son achèvement définitif ».
Le général Joffre allait faire une belle carrière : nommé, à son retour en France directeur du génie au Ministère de la Guerre il devint, pendant la guerre, le « vainqueur de la Marne » resté célèbre dans la mémoire collective pour avoir réquisitionné les taxis parisiens pour amener les soldats au front. Devenu Maréchal de France et Académicien, il est cependant très controversé comme chef de guerre, notamment en raison de sa stratégie d’« offensive à outrance » qui fut extrêmement coûteuse en vies humaines. Mais il n’oublia jamais Diego Suarez, entretenant une correspondance avec plusieurs de ses habitants, notamment Alphonse Mortages ; et Diego le lui rendit en nommant « Joffreville » l’ancien Camp d’Ambre et en lui érigeant une statue face à ce port dont il avait conduit les premiers aménagements.
Il est certain que Joffre a grandement contribué à transformer la petite bourgade qu’était Diego à son arrivée. Aussi, Gallieni, dans l’ordre général 395, rend-il hommage à ses qualités d’administrateur : « Enfin, l’activité et les qualités administratives du général Joffre se sont exercées de la façon la plus profitable pour les intérêts de la région placée sous son commandement. Les grands travaux de la ville et du port, la construction de la route et du Decauville conduisant au Camp d’Ambre, enfin, le prolongement de cette voie par un excellent chemin muletier qui reliera bientôt Diego à l’intérieur de Madagascar, ont donné un vif essor à toutes les affaires de la région et assuré l’avenir commercial et maritime de notre grand port du Nord de l’Ile ».
En dehors du caractère obligé de cet hommage, que faut-il retenir de l’œuvre de Joffre à Diego Suarez ?

L’oeuvre de Joffre à Diego Suarez : ombres et lumières

Les grands travaux de la ville
Il n’est pas douteux que Joffre ait transformé le Territoire de Diego Suarez et la ville d’Antsirane. Son plan d’urbanisation a permis d’assainir la ville basse, de la relier à la ville haute. Dans celle-ci, de nouvelles voies ont été tracées, la rue Colbert a été prolongée et empierrée, le Camp malgache de la Place Kabary, un amoncellement de cases en falafa, a été transporté à Tanambao. Au niveau de l’urbanisme, la ville a été dotée d’égouts, d’une meilleure alimentation en eau, d’un hôpital, d’une prison etc. On peut dire que l’actuelle ville d’Antsiranana, du moins dans le centre, reste à peu près conforme à ce qu’avait voulu Joffre.
Peut-on pour autant considérer, comme la Revue de Madagascar le proclamait, qu’Antsirane était devenue « une ville avec des rues tracées au cordeau, de beaux immeubles, où le confort européen s’allie aux aménagements hygiéniques des habitations tropicales » ? Ce n’est pas l’avis de tout le monde à l’époque. Dans un livre intitulé Sous les Tropiques on trouve ce jugement féroce : « Des maisons en bois, quelques-unes en bambou, des cases malgaches, et quelques constructions inachevées en pierres. Mais c’est petit, cela tiendrait semble-t-il dans un mouchoir. » La Gazette agricole de 1903 reconnait toutefois le chemin parcouru : « Antsirane qui était presque désert il y a quatre ans, se transforme peu à peu en une ville qui, au fur et à mesure des ressources disponibles est dotée progressivement de toutes les commodités européennes : éclairage public, trottoirs, adduction d’eau, égouts ».
Bon, il faut tout de même reconnaître que ce résultat, acquis en trois ans est un exploit qu’il faut saluer, même si l’on peut déplorer, de nos jours encore, que la ville, construite dans une optique de défense maritime ait pratiquement tourné le dos à la mer ! Cependant, quand Gallieni affirme que l’action du général Joffre s’est exercée de la façon la plus profitable pour les intérêts de la région, l’affirmation est à prendre avec prudence.
La situation économique au départ de Joffre
En fait, Diego Suarez, contrairement aux assertions officielles n’est pas devenu un important centre commercial. En ce qui concerne l’agriculture, si beaucoup de cultures ont été tentées, bien peu ont réussi. Dans un rapport publié en 1903, l’agronome Deslandes remarque que l’agriculture, à Diego Suarez, souffre d’un nombre importants d’handicaps. Tout d’abord, si, dans l’ensemble, les terres sont relativement fertiles, il faut compter avec le climat, notamment avec les vents violents et la sécheresse qui sévit une partie de l’année, ce qui oblige à installer les exploitations au voisinage des cours d’eau. Par ailleurs, Deslandes évoque pudiquement les insuffisances d’un grand nombre de colons qui, plutôt que de choisir des terrains propres à la culture (assez haut sur les pentes de la montagne d’Ambre) ont préféré des emplacements plus agréables à habiter. « Le colon paraît s’être surtout attaché à établir son exploitation en lieu sain et bien aéré et semble ne s’être préoccupé qu’en seconde ligne de savoir si les terrains qu’il avait en vue convenaient ou non aux cultures qu’il devait entreprendre. » De plus, d’après Deslandes, les colons manquent de compétences sur le plan agricole : « la plupart des planteurs de la montagne d ‘Ambre […] étaient presque tous étrangers aux questions agricoles quand ils sont arrivés à Madagascar ». Dans ces conditions, et alors que presque toutes les cultures ont été tentées, les résultats restent gravement insuffisants. D’autant plus que se pose la question de la rareté et de la cherté de la main d’oeuvre : « Il est très difficile à un planteur d’obtenir des résultats pécuniaires satisfaisants à Diego Suarez par suite de la difficulté du recrutement des ouvriers et du taux élevé des salaires ». Il en résulte des pratiques que Deslandes dénonce : « Sous peine de se heurter, par la suite, à de grandes difficultés de recrutement, le paiement des salaires devrait être très régulier et l’observation de toutes les promesses faites absolument rigoureuses ». Nous avons vu, dans l’article précédent que certains faits de criminalité avaient eu pour cause ce manque de justice de certains colons.
Le commerce se porte mieux mais il dépend étroitement de la présence militaire ; aussi les débits de boisson tiennent une place prépondérante parmi les magasins antsiranais. Et cette dépendance à l’égard d’une clientèle particulière se marque également dans le mouvement commercial du port où les importations sont très supérieures aux exportations.
Enfin, l’industrie en est encore à ses balbutiements. Elle se résume à peu près aux exploitations de chaux de la route de Ramena et aux usines d’Antongombato qui ont à peu près abandonné la fabrication pour se livrer à l’exploitation forestière et agricole des milliers d’hectares que possèdent la Société-Franco- Antankarana et la Compagnie coloniale française d’élevage et d’alimentation.
Quant aux Salines…Les choses ne vont pas très bien non plus. Le 5 novembre 1903 a lieu à Paris la vente « sur folle enchère » « Au plus offrant et dernier enchérisseur » de l’Etablissement des Salines de Diego Suarez, sis à Anamakia et de la concession accordée par le Gouvernement de Diego Suarez d’une contenance totale de 516 hectares 23 ares. Les Salines de Diego Suarez sont vendues avec tout le matériel d’exploitation, les maisons du personnel et une voie Decauville avec wagons de 700m environ. La mise à prix est de 10 000 francs (environ 40 000 euros).
Sur le plan économique le développement de Diego Suarez, sous le commandement du général Joffre est donc largement subordonné à la présence et aux travaux militaires, qui drainent la main d’œuvre et fournissent l’essentiel de la clientèle des commerces. Aussi, même si quelques uns s’inquiètent de « l’après-Joffre », la plupart des européens sont satisfaits de l’action du général et lui vouent une totale admiration.
Ce qui n’est pas toujours le cas chez les « indigènes ».

Le climat social sous le commandement de Joffre

Les relations entre la population civile et les militaires ne sont pas toujours parfaitement sereines. En témoigne l’incident qui se produit le 4 janvier 1904 entre tirailleurs sénégalais et habitants de Tanambao : « Des tirailleurs sénégalais ayant trouvé dans la brousse le cadavre d’un de leurs compatriotes se sont rendus en nombre au Tanambao et supposant que les indigènes étaient les auteurs de cet assassinat, ils en ont tué trois et blessé une dizaine… Les femmes terrorisées ont fui, se réfugiant à Antinabe ». (Revue de Madagascar). Il fut donc décidé de déplacer le camp des tirailleurs à Diego Suarez et de leur retirer leurs armes. Par ailleurs, si la pénurie induit des salaires relativement élevés (par rapport aux autres régions de l’île) pour la main d’œuvre (entre 150 et 175 euros par mois, plus la ration de riz), nous avons vu que certains patrons « oubliaient » de payer leurs employés. La Feuille de renseignements économiques fait état des réclamations des employeurs devant les exigences de leurs employés : « Le nombre des indigènes engagés au 1er janvier dernier au service des colons, industriels ou services publics, s’élevait au chiffre de 1800. Les prétentions exagérées de la main d’œuvre somali employée au service des transports a soulevé une discussion parmi les membres de la Chambre consultative [...] Les Arabes arrivent à demander jusqu’à 6 et 7 francs par jour (environ 25 euros ou 85 000 ariary)… » Les revendications des Somalis vont même parvenir à Paris. Le journal socialiste L’Humanité, évoque le 31 janvier 1904 la pétition des somalis que l’on veut assujettir à la taxe par tête de 20 F que payent tous les « indigènes ». Arguant du fait qu’ils ont servi dans l’Armée française ils refusent de payer cette taxe car ils vivent misérablement (ils sont chargés du batelage du port) et demandent à être rapatriés chez eux.

Les conditions de travail des dockers à Diego Suarez en 1903 n’étaient pas des plus confortables...
Les conditions de travail des dockers à Diego Suarez en 1903 n’étaient pas des plus confortables...

Comme on le voit si Joffre, à son départ, laisse indiscutablement une ville transformée, en voie de se moderniser, tout n’est pas au beau fixe dans le Territoire de Diego Suarez. En fait, Joffre avait été nommé pour mettre en place le Point d’Appui de la flotte de l’Océan Indien : il a vraisemblablement porté l’essentiel de ses efforts sur ce qui constituait le centre de sa mission, les travaux militaires et regardé d’un œil plus distrait les problèmes de la population civile…
■ Suzanne Reutt


Les premières années de Diego Suarez - 1903 : L’insécurité dans le territoire de Diego Suarez

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8 avril 2016

Maison de la famille Trovalet, colon installé près de l’actuel Joffreville qui s’enfuit avec sa femme à l’approche des voleurs
Maison de la famille Trovalet, colon installé près de l’actuel Joffreville qui s’enfuit avec sa femme à l’approche des voleurs

Dans une ville où l’ordre est assuré non seulement par les militaires mais encore par la police nationale et la police municipale, sans parler de la gendarmerie, on pourrait s’attendre à ce que règne une parfaite sécurité. Pourtant, en 1902 et 1903, la région est bouleversée par une série d’attaques et d’assassinats

Une série de crimes et d’agressions

Elle commence, dans la nuit du 28 au 29 aout 1902 par l’assassinat du couple Pech et d’un agent de police. Le journal officiel du 11 septembre nous en donne le récit : « Dans la nuit du 28 au 29 aout, M.Pech, surveillant de la prise d’eau de Diego Suarez, sa femme, originaire de La Réunion, et un agent de police indigène, ont été assassinés à coups de couteau, non loin de la ville, à Antanamitarano. Le vol paraît être le mobile du crime, la maison habitée par M.Pech ayant été fouillée de fond en comble. Les auteurs présumés de cet assassinat sont tous détenus de la prison civile en corvée à cet endroit pour le nettoyage du réservoir d’eau et ont pris la fuite. La nouvelle de cet évènement a été apportée à Antsirane par un quatrième détenu faisant partie de la corvée, blessé lui-même de plusieurs coups de couteau. » Immédiatement, la rumeur se répand selon laquelle les cadavres auraient été mutilés, ce qui sera démenti par les autorités. Dans la nuit du 4 au 5 février 1903, c’est un couple de débitants de boissons de Mahagaga, les Humbert, qui est attaqué. Le mari et la femme sont grièvement blessés. Puis, le 10mars, c’est Trovalet, colon installé près de l’actuel Joffreville qui s’enfuit avec sa femme à l’approche des voleurs. Le 19 mars, toujours à proximité du Camp d’Ambre, le colon Gabriel et son beau-frère Lallemand sont blessés (Lallemand décèdera peu après). Puis, à Anamakia, ce sont deux indiens qui sont attaqués : l’un sera blessé, l’autre décèdera. Par ailleurs plusieurs villages de la région sont attaqués par des voleurs de bœufs. Le député de La Réunion, Louis Brunet, dénonce l’insécurité à Diego Suarez dans une lettre adressée au ministre Doumergue reproduite dans le journal Le Madagascar :
« Monsieur le ministre et cher collègue,
Les lettres qui me parviennent de Diego Suarez, et les renseignements fournis par les personnes qui en arrivent, établissent que les colons y sont de la part des indigènes victimes de nombreuses agressions.
Il est, évident que M. le Gouverneur général et vous-même, M. le ministre et cher collègue, n’avez pas connaissance de ce qui se passe, car il semble impossible d’expliquer autrement l’impunité dont jouissent les coupables.
Depuis le mois de mars dernier, la province de Diego Suarez a eu à enregistrer :
1° L’assassinat des époux Pech, gardiens de la prise d’eau de Diego Suarez : les malfaiteurs outragèrent odieusement les cadavres de ces infortunés ;
2° M. Humbert, débitant de boissons de Mahagaga près d’Ambohimarina, eut sa maison attaquée et prise d’assaut par une troupe d’indigènes affiliés et ne put échapper à ses assaillants que grâce à une défense énergique ;
3° Les brigands, restés impunis, ne tardèrent pas à renouveler leurs attaques contre M. Trovalet, colon à la montagne d’Ambre, qui dut abandonner sa ferme au pillage pour échapper à une mort certaine ;
4°Les mêmes attaques et les mêmes vols devaient se répéter peu de temps après au préjudice de MM. Mogenet, Poirier, Lepeygneux et François, colons, à qui des troupeaux entiers de bœufs furent enlevés.
Je dois vous entretenir encore, Monsieur le ministre et cher collègue, de l’attentat dirigé contre la famille Gabriel : M. Gabriel, sa femme et son beau-frère, M. Lallemand, furent assaillis il y a quelques mois à peine, dans leur ferme et frappés à coup de fusils et de sagaies.
Grièvement blessés, les victimes furent transportées à l’hôpital de Diego Suarez où le jeune Lallemand mourut des suites de ses blessures. »

Ces faits auraient pu être évités, si les pouvoirs publics avaient assuré comme c’était, leur devoir, la sécurité des colons.
A quel mobile obéissent, les indigènes ?
Y a-t-il chez eux un sentiment de révolte et d’exaspération pouvant s’expliquer à la rigueur par les mauvais traitements qu’ils auraient subis de la part de ceux ; qui sont appelés à les protéger ? Je l’ignore. Mais vous comprenez que la situation actuelle ne peut durer. Je réclame de votre justice, Monsieur le ministre et cher collègue, une enquête complète, qui puisse vous éclairer ainsi que l’opinion publique et le Parlement, devant qui il ne serait pas impossible que la question fût portée en définitive par ceux qui s’intéressent à l’avenir de nos colonies et au sort des colons.
Veuillez agréer, etc.. »

Les réactions des pouvoirs publics

Dans la suite de sa lettre, Brunet déplore l’inertie des autorités. Et, en effet, lorsqu’on lit les journaux de l’époque relatant les « faits divers » il semble que la gendarmerie ait d’autres priorités que la sécurité des colons : la plupart des faits relatés ont trait à des infractions mineures : « la gendarmerie de Diego Suarez a dressé procès-verbal contre la dénommée Besnard, débitante, pour fermeture tardive de son établissement » ; « la gendarmerie de Diego Suarez a procédé à l’arrestation des nommés Floumont et Botomena pour dettes envers l’Etat » …et tout à l’avenant. D’ailleurs la lecture du rapport du commandant militaire de Diego Suarez à propos de la sécurité laisse songeur : « La situation politique du territoire est satisfaisante. L’état d’esprit des indigènes est bon. A l’occasion des recherches qui ont été effectuées en vue de retrouver les auteurs des attentats criminels qui ont été commis chez MM.Trovalet et Gabriel et dans quelques villages indigènes, la plupart des chefs et la population elle-même ont fourni des renseignements exacts et prêté au commandant du territoire un concours décidé ». La suite du rapport relève de l’humour noir : « Ces incidents, qui ne revêtent pas un caractère particulier de gravité (qu’est-ce qu’il lui faut !), ainsi que la tentative de meurtre commise, en janvier, sur les époux Humbert à Mahagaga, par trois individus restés inconnus, et qui est attribuée à la vengeance, n’intéressent pas la situation politique du territoire. Ils aboutiront au renvoi des indigènes qui y sont impliqués devant la cour criminelle pour les auteurs des attentats commis contre les fermes Trovalet et Gabriel, devant le tribunal indigène pour les auteurs des attentats dirigés contre les villages indigènes ».
Le général Joffre, plus préoccupé par ses travaux militaires que par la sécurité des civils, précisera dans son rapport au Gouverneur général du 3 avril 1903 que ces attaques « n’ont revêtu un caractère de gravité que par leur simultanéité. »

Les coupables

Si tous les coupables n’ont pas été arrêtés, les autorités ciblent surtout les étrangers à la région, notamment les immigrants du Sud-Est, appelés d’une façon générale Antaimoro, et qui ont établi des campements dans la forêt d’Ambre. Pour le commandant du Camp d’Ambre, il s’agit d’une bande qui s’est échappée vers Vohemar à travers la forêt. Mais, de toutes façons, la situation est claire pour les pouvoirs publics, comme l’exprime le Général Gallieni : « le Nord a toujours été un pays de voleurs de bœufs. » Mais il ne s’agit pas ici que de vols de bœufs… Quels sont donc les mobiles de ces agressions ? Le vol, sans doute, puisque toutes les habitations attaquées ont été pillées. C’est la version des colons qui incriminent la paresse, l’oisiveté et le goût de la rapine des malgaches. C’est l’avis aussi du successeur de Joffre qui écrit, en août 1903 : « les populations du territoire de Diego Suarez sont composées en grande partie de nomades habitués à vivre de pillage et principalement à voler les bœufs ». Mais une enquête plus approfondie et plus impartiale, menée en août 1903 par le capitaine Claustre va mettre au jour d’autres mobiles. En fait, la vengeance semble être le mobile principal des agressions perpétrées sur les colons. C’est ce que déclare Didelot, Procureur de la République au capitaine Claustre : « Pourquoi les Humbert ont-ils été attaqués ? Oh, parce qu’ils pressuraient les malgaches, tout simplement. Ce renseignement, je ne l’ai pas eu officiellement, je n’ai trouvé personne à Mahagaga qui ait osé me faire cette déclaration pour que je puisse l’écrire et la faire signer. Mais tout Mahagaga, "entre quat’z yeux" vous le certifiera. » En fait Humbert, qui était à la tête d’une concession de 67 hectares non exploitée, faisait entrer les bœufs des Malgaches dans sa propriété et faisait payer leurs propriétaires qui venaient les récupérer. Même cause pour Trovalet dont les agresseurs, des Antaimoro, étaient d’anciens employés. Il s’agissait d’individus dangereux que Trovalet avait engagés parce qu’il pouvait les utiliser sans les payer…ce qui semblait être son habitude et lui avait valu de nombreuses plaintes auprès du Procureur et du commandant du Camp d’Ambre.
Chez les Gabriel, dont le beau-frère, Lallemand avait été mortellement blessé, le coupable était également un employé. Lallemand, employé sur la concession Franco-Antankarana d’Antongombato, était surveillant à l’usine chargé de renvoyer les travailleurs qui ne fournissaient pas le dur travail exigé. Aussi, le procureur Didelot, prédit-il de nouvelles agressions, notamment contre les dirigeants d’Antongombato « parce que ces gens brutalisent et ne paient pas leurs employés qui finiront par s’exaspérer…s’ils n’ont pas encore été attaqués, c’est parce qu’ils sont forts et bien armés ».

Campement d'Antaimoros à Diego Suarez
Campement d'Antaimoros à Diego Suarez
Les causes de la vague de criminalité

En fait, si certaines des agressions ont pour mobile le vol (cas des époux Pech ou des Indiens d’Anamakia) ou le « fahavalisme », le banditisme traditionnel des voleurs de bœufs qui pillent les villages, une autre forme de criminalité traduit le conflit entre colons – la plupart du temps réunionnais – et malgaches sous-payés (souvent parce que le colon qui les employait n’était guère plus riche qu’eux !) et parfois maltraités. La plupart des colons agressés en 1903 finiront comme « assistés » : les Humbert sont hébergés d’abord à l’hôpital puis à l’hôtel jusqu’à ce que l’on donne à Humbert un emploi de complaisance ; les Gabriel obtiendront une aide sous forme de bons de comestibles et de tissus. Quant à Trovalet, dont la maison a été réhabilitée par l’armée, il demande la somme de 6000 francs d’aide sans condition et finira dans la plus totale misère. Cette vague d’insécurité mettra en évidence les contradictions nombreuses, dans un territoire trop vite développé, entre Métropolitains et Réunionnais (le colon métropolitain Mogenet s’en prend aux Créoles qui « font preuve d’une arrogance singulière à l’égard des Malgaches…se laissant aller à affirmer par des coups leur supériorité relative ») ; entre Créoles et Malgaches qu’ils « renvoient sous le moindre prétexte avec des injures et des mauvais traitements pour tout salaire » (Gallieni) ; entre l’Armée qui a engagé pour ses travaux tous les migrants avant de les rejeter à la fin des travaux et les colons qui n’ont pas les moyens de payer une main d’œuvre trop rare donc trop chère. En fait, ce « cosmopolitisme » dont s’étaient enorgueilli le territoire de Diego Suarez n’avait pas encore, en 1903, atteint un niveau de compréhension suffisant pour que le « vivre ensemble » (pour employer une expression à la mode !) donne lieu à une cohabitation sereine.

■ Suzanne Reutt Une grande partie des données de cet article est empruntée à la communication « Insécurité, banditisme et criminalité dans le Nord de Madagascar au début du XXe siècle » de Jean Fremigacci


Les premières années de Diego Suarez - 1902 : « L’époque héroïque »

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23 mars 2016

Manutentions sur le port d'Antsirnanana

« L’époque héroïque », c’est ainsi que Mortages (qui n’était pas encore l’heureux découvreur des mines d’or d’Andavakoera), débarqué à Diego Suarez en 1898, désigne les « années Joffre ». Les grands travaux entrepris pour le Point d’Appui avaient commencé à transformer la ville et avaient attiré une vaste population cosmopolite. Si l’on en croit Mortages « tout ce monde travaillait, tout ce monde gagnait de l’argent ». Et, de fait, la ville se transformait. Tout d’abord, les travaux d’installation du Point d’Appui avançaient

Les travaux du Point d’Appui

En mai 1901, le Conseil supérieur de la Marine avait envisagé de réunir- en cas de guerre-une force navale importante dont le plein de charbon représenterait 15 000 tonnes, force qui serait composée de plus de 5 000 hommes.
Le 8 mars 1902, la « Commission d’un point d’appui de la flotte à Diego Suarez » réunie à Paris décidait, qu’en plus du bassin de 250m prévu à cet effet, il fallait prévoir « un bassin de 60m de longueur, l’organisation d’un stock de trois mois de vivres, l’installation d’un parc à charbon de 45 000 tonnes… un approvisionnement complet de munitions pour toute la force navale prévus… » Cependant, ce programme ambitieux devait prendre beaucoup de retard en raison de contraintes politiques et budgétaires. Lors de sa visite à Diego Suarez en juillet 1902, le Général Gallieni rend hommage au Général Joffre, rentré de France, aux troupes et au travail accompli. Il rappelle les travaux en cours : « Pendant les quinze jours, que je passai à Diego Suarez, le général Joffre me fit, visiter en détail ses travaux de défense qui, après trois ans d’efforts, réalisaient dans son ensemble le programme pour lequel j’avais obtenu, au commencement de 1900, l’approbation du Gouvernement. Sous ses ordres, le capitaine de frégate Buchard avait fait aussi d’excellente besogne ; à part le bassin de radoub, dont les projets n’étaient pas encore approuvés à Paris, rien ne restait en souffrance et la Marine de Diego Suarez, outre des installations spacieuses et bien comprises, possédait les approvisionnements les plus indispensables pour le rôle qui lui était alors assigné. » (Gallieni- Neuf ans à Madagascar). Et, d’après le Journal Officiel, il emporte en partant « la conviction que, sous l’impulsion énergique du général Joffre et grâce au zèle et au dévouement absolu de tous ses collaborateurs, les résultats déjà acquis conduiront avant peu au but qu’a poursuivi le Gouvernement de la République en dotant le port de Diego Suarez de toutes les ressources nécessaires à sa défense ».
Toutes les ressources, vraiment ?

Des doutes sur l’avenir du Point d’Appui

Gallieni, lui-même, déplore quelques mois plus tard : « Malheureusement, nous trouvons devant nous un tel scepticisme que, vraiment, il y a de quoi décourager les hommes les plus énergiques et les plus tenaces. Il en est de même pour Diego. Encore un léger sacrifice, et, en 1903, nous aurons terminé notre camp retranché et nous serons parés à recevoir la visite de nos ennemis. Mais, là encore, je sens des résistances et fort peu de désir de nous venir en aide. » (Lettre de Gallieni à Grandidier -22 novembre 1902). Ces résistances, notamment sur le plan budgétaire, commencent à être perçues dans la population qui craint que les belles années du Point d’Appui touchent à leur fin : c’est le délégué de Diego Suarez, Henri Mager, qui s’en fait l’écho dans le journal Le Madagascar du 11 janvier 1903 : « On dit depuis quelques jours que […] les travaux de défense de Tananarive et de Diego Suarez ont été suspendus ». En fait, d’après Mager, c’est la réduction des quantités de vivres nécessaires aux troupes, qui fait craindre à la population la réduction des effectifs. Qu’en est-il réellement ? En fait, les travaux se poursuivent mais le Vice-président de la Chambre des Députés, Etienne, traduit les mêmes craintes dans la Nouvelle Revue : Après avoir fait la liste de ce qui reste à faire (achèvement des fronts de terre et de mer ; routes praticables, armement, postes optiques, voies Decauville, batteries etc.), Etienne, bien informé, constate : « Or, ce sont précisément les crédits pour l’achèvement des fronts de terre qui semblent se faire attendre aujourd’hui ». Quant au bassin de radoub, si essentiel, sa construction est reportée… à plus tard !
L’inquiétude de la population est légitime : en effet, tout le développement de Diego Suarez est suspendu à la présence militaire et aux travaux du Point d’Appui… D’ailleurs, lors de son voyage de juillet, Gallieni n’a pas manqué de rappeler les avantages que tire la ville d’Antsirane de la présence de l’armée.
Les retombées des travaux militaires sur la vie de Diego Suarez
« La désignation de Diego Suarez comme point d’appui de la flotte, la mise à exécution du programme que comportait cette mesure, ont déjà eu pour conséquence de provoquer, dans cette ville, un important mouvement d’affaires et un afflux de population européenne. Le port de Diego Suarez peut être appelé à prendre, au point de vue commercial, une importance plus grande, lorsque des communications terrestres le relieront aux circonscriptions voisines » (Lettre de Gallieni aux Chambres consultatives). Et il évoque, à ce sujet, le début de la construction de la route de Vohemar par la Légion Etrangère (26 km achevés), les travaux du Camp d’Ambre, accessible jusqu’aux deux tiers du parcours par la voie Decauville et où « une petite ville, formant le sanatorium de Diego Suarez, se créera probablement avant peu vers l’altitude de mille mètres ». Et Mortages, accueillant le Gouverneur Général au nom des commerçants, reconnait que les travaux du port et les embellissements de la ville « assurent pour toujours l’avenir commercial de la région » !
En faisant la part de l’incurable optimisme du bon Mortages, il faut reconnaître que la ville a changé.

Les métamorphoses de Diego Suarez.

Dans les « Nouvelles » données par le Journal Officiel du 11 janvier 1902 on trouve la liste des travaux effectués à Diego Suarez pendant les mois d’octobre et novembre 1901 : « En ce qui concerne la construction de quarante mètres de mur du quai, les deux tiers des enrochements et des terrassements ont été terminés […] Les maçonneries, dallages, cloisons et voutains de la prison ont été achevés. La charpente métallique est arrivée et sera installée sous peu. Les travaux de la rue Colbert ont été finis entre le pont Froger (au niveau de l’actuelle Vahiné) et le pavillon de l’administrateur (la Résidence). Entre le pont Froger et la Place de l’Octroi, (la place de la Mairie actuelle) on a fait un empierrement sur 300m ; la deuxième partie est en chantier. La rampe de la rue Richelieu reste à empierrer (les bordures et les pavages sont faits au tiers) entre le Cercle et le pavillon de l’Administrateur. L’égout collecteur de la ville basse a été poussé jusqu’à la voie Decauville. Le boulevard des quartiers militaires est fait au tiers. Un quart de la rue des quais a été exécuté. On a commencé le boulevard de la voie Decauville entre la place de l’Octroi et les quartiers militaires. » Ces travaux vont se poursuivre, d’autant plus que Gallieni, dans sa lettre à la Chambre consultative de Diego Suarez, annonce un crédit de cent mille francs pour la construction de deux rues principales dans la ville d’Antsirane.
Par ailleurs, un projet de construction d’un wharf par les établissements du Creusot a été accepté par le Gouverneur Général. En effet, le mur du quai construit en 1901 ne suffit pas au déchargement des navires qui, de ce fait, nécessite l’emploi de chalands et de remorqueurs. Le wharf aura 25 à 30m de largeur et 250m environ de longueur « Il aura la forme d’un T, dont la grande branche attachée au rivage servira à l’accostage de deux navires ; un troisième navire trouvera place le long de la petite branche dans le sens parallèle au rivage » (Annuaire 1902). L’achèvement de la construction du wharf est prévu pour la fin de l’année 1903.
Un autre projet en cours concerne l’accroissement du volume d’eau disponible pour la ville (de terribles pénuries d’eau se sont produites fin 1901). Une première étude envisage le captage de la rivière des Caïmans d’où les eaux seraient amenées, par un branchement de 6 km, dans la conduite venant de l’Analandriana. Mais ce projet n’est pas encore définitif.
Autre projet, l’établissement d’un canal d’irrigation du plateau de Sakaramy qui aurait une partie de 5km700 à ciel ouvert et 8km300 en galeries établies au fond des ravins.
Mais, parmi les travaux d’urbanisme les plus importants envisagés à Antsirane, figure le déplacement du village malgache de la place Kabary. Si la motivation principale est semble -t-il ­ de libérer les terrains de la ville haute pour la « ville européenne », ce sont essentiellement, à l’époque, des arguments sanitaires qui sont avancés (et qui ne sont pas dénués de fondements : la « ville indigène » constituée de cases en « falafa » serrées les unes contre les autres était particulièrement insalubre et il s’y déclarait régulièrement des incendies ravageurs). Voici, ce qu’on lit dans l’Annuaire sur la nouvelle ville, Tanambao : « Sur le nouvel emplacement, les Malgaches occuperont un vaste terrain, bien séparé du reste de la ville (ce qui arrange sans doute les Européens !) et aménagé suivant certaines règles qui ont été imposées par la commission d’hygiène. Toutes les cases devront être élevées au-dessus du sol, être entourées d’une petite cour, et ne jamais être resserrées par des constructions accessoires. L’écoulement des eaux ménagères sera assuré ; des latrines publiques seront construites et les logements qui paraîtront insalubres seront condamnés ». Même chose pour la ville basse dans laquelle une commission, qui a visité les immeubles a signalé que tout était à désinfecter et même à détruire !
Par ailleurs, la ville continue à se doter de nouvelles structures municipales et administratives.

La nouvelle prison civile de Diego Suarez
Les nouvelles structures

Dans sa lettre aux chambres consultatives publiée en avril 1902, Gallieni annonce qu’en raison de l’importance des litiges soumis à la justice de paix, cette juridiction est transformée en tribunal de première instance. Par ailleurs, un arrêté du 1er septembre 1902, organise la police municipale de Diego Suarez qui comprendra :
- 1 commissaire de police
- 1 Brigadier faisant office de Commissaire adjoint
- 3 brigadiers appartenant à la police de Madagascar
- Des agents municipaux dont 2 sous-brigadiers européens, 2 inspecteurs malgaches, 5 brigadiers malgaches, 3 sous-brigadiers malgaches et 25 agents malgaches, nommés par l’Administrateur-Maire sur proposition du commissaire.

Au niveau de l’Administration, la plupart des structures sont en place : Mairie (dirigée d’ailleurs par un lieutenant !), la Justice, avec un président du Tribunal et un procureur de la République, un service des Domaines (la Commune vend aux enchères une partie des terrains lui appartenant), un service des postes et télégraphes, un service du Trésor, des Travaux publics, des douanes, des ports et rades…
Quant à l’enseignement, il se structure : il y a à Diego Suarez en 1902, une école communale de garçons, avec 72 élèves, européens, créoles et malgaches confondus, une école communale de filles (81 élèves) et une école des frères (35 élèves).
La vie économique s’organise également autour d’une chambre consultative qui comprend les principaux commerçants de la ville, et – depuis un arrêté du 22 avril 1902, un Cercle français qui réunit les principaux notables.

Tout semble donc en place pour assurer à Antsirane un fonctionnement efficace…Du moins sur le papier. Car, en fait, tout à Diego Suarez tourne encore autour de la présence militaire et de l’essor économique factice qu’apporte l’Armée. En 1902, Diego Suarez reste une ville isolée, privée de contact avec le reste de Madagascar et dont le port ne vit que des importations de matériel et du ravitaillement destinés aux militaires. (un projet de port franc destiné à lui donner un essor commercial a été écarté par Gallieni). Et, pour ajouter aux sujets d’inquiétude, la ville va se trouver confrontée, à partir de juillet 1902, à une vague d’assassinats qui va terroriser la population…

(à suivre)
■ Suzanne Reutt


Les premières années de Diego Suarez - 1900-1901 : La vie quotidienne à Diego Suarez

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1 mars 2016

 Parmi les premiers commerçants, le plus connu est l’indien Charifou Jeewa, le premier installé aux tout débuts de la ville basse et qui a ouvert dans la ville haute le « Grand Bazar » où l’on trouve… tout !
Parmi les premiers commerçants, le plus connu est l’indien Charifou Jeewa, le premier installé aux tout débuts de la ville basse et qui a ouvert dans la ville haute le « Grand Bazar » où l’on trouve… tout !

Entre 1899 et 1901, la population de Diego Suarez a plus que doublé. Ce formidable accroissement démographique s’explique essentiellement par l’arrivée des milliers de militaires pour la mise en place du Point d’Appui de la flotte de l’Océan Indien, mais aussi par l’afflux de très nombreux civils attirés par la manne financière que représente l’Armée

Un afflux de population

Les « Renseignements économiques » fournis par le Journal Officiel de Madagascar, en juin 1901, précisent que « Les travaux exécutés à Diego Suarez ont attiré en 1900, outre des entrepreneurs et des commerçants, une foule d’étrangers de toutes nationalités [...] A signaler l’arrivée de quelques Boers qui désirent s’installer définitivement à Madagascar et coloniser. Des Indiens et des Chinois ont ouvert des magasins et des débits ». Par ailleurs, les besoins en main d’œuvre pour les travaux d’urbanisme, de logement et de fortification ont entraîné l’enrôlement de malgaches des autres parties de l’Ile, notamment des habitants des Hauts Plateaux (que l’on appelle à Diego Suarez des « bourjanes ») et des Antaimoro. On a également fait venir des Chinois et des Algériens dont nous avons vu, dans un article précédent, qu’ils avaient eu du mal à s’adapter au climat et aux conditions de travail. D’autres groupes ethniques, Betsimisaraka, Antankarana, Saint-Mariens se sont installés dans les vallées occupées par les Hovas avant la colonisation, notamment dans la plaine d’Anamakia et du côté de Mahagaga. Ces agriculteurs, qui cultivent le riz et élèvent des troupeaux, vivent, selon l’Annuaire « dans l’aisance » du fait des prix importants qu’atteignent les produits alimentaires. Aussi « Leurs femmes sont parées de bijoux et d’étoffes voyantes » (ce que semblent attester les photos de l’époque). D’ailleurs, tous ceux qui produisent ou qui vendent, à Diego Suarez, profitent de la présence militaire et de l’afflux de population.

L’essor du commerce

La liste des commerçants à Diego Suarez est d’ailleurs impressionnante par rapport à une si petite ville. On y trouve ainsi 5 marchands de bœufs, 3 marchands de bois, 7 bouchers, 4 boulangers, 2 charcutiers, 2 coiffeurs, 1 cordonnier, 5 couturières, 4 menuisiers, 4 forgerons, 11 débitants de boissons et 29 épiciers/ débitants de boissons, 7 restaurateurs et 47 bijoutiers /marchands de tissus ! Ces commerces, comme maintenant encore, sont tenus par des ethnies assez spécialisées : Les Chinois s’occupent essentiellement d’épicerie et de vente de vin et de spiritueux ; les Indiens sont marchands de tissus et de joaillerie. Les bouchers, charcutiers, boulangers, restaurateurs, coiffeurs, sont généralement français. Parmi ces commerçants, le plus connu est l’indien Charifou Jeewa, le premier installé aux tout débuts de la ville basse et qui a ouvert dans la ville haute le « Grand Bazar » où l’on trouve…tout ! On trouve également des prestataires de services : les canotiers (une dizaine) souvent yéménites, qui font le service du port où ils transportent les voyageurs au débarquement ; les colporteurs, une dizaine également. A un niveau économique supérieur, on trouve les « négociants » et ce que nous appellerions maintenant les professions « tertiaires ». Les négociants en gros et en détail sont environ une vingtaine sans compter les trois grandes Compagnies (Compagnie Marseillaise de Madagascar, Comptoir Colonial de Marseille, Société française de commerce et de navigation). Il existe également trois Compagnies d’Assurances (L’Union, La Confiance, La Mutuelle) ; un avocat, un médecin, deux pharmaciens et un couple de photographes. Enfin, pour approvisionner ces dizaines de débitants de boissons qui s’enrichissent de la clientèle militaire, on trouve cinq vendeurs de vins en gros plus une société, la « Société Vinicole du Languedoc ». Et surtout, signe de sa prospérité, Diego Suarez a une banque ! Le Comptoir National d’Escompte vient d’ouvrir une agence, au coin de la rue Flacourt. Le premier bâtiment « civil » construit en dur dans la ville ! Mais Diego Suarez s’enorgueillit aussi d’un certain nombre d’industries, déjà en place ou en train de naître.

 L’agence du Comptoir National d’Escompte, au coin de la rue Flacourt, est Le premier bâtiment « civil » construit en dur dans la ville
L’agence du Comptoir National d’Escompte, au coin de la rue Flacourt, est Le premier bâtiment « civil » construit en dur dans la ville
Les débuts d’une vie industrielle

Les « vieilles » industries qui datent tout au plus de quelques années, ne sont pas toutes dans leur meilleure forme. La plus ancienne - et la plus importante - l’usine d’Antongombato, qui date de 1890, a dû arrêter la fabrication des conserves de bœuf en raison de la « hausse énorme du prix du bétail » et n’a procédé à aucune exportation en 1901. Sous un autre nom (La Graineterie française a été cédée à la Compagnie coloniale française d’élevage et d’alimentation) elle s’est reconvertie dans d’autres activités, notamment l’industrie du bois. En juillet 1901, le Général Gallieni a rendu visite au domaine d’Antongombato en prenant une chaloupe à vapeur jusqu’au fond du port de la Nièvre, puis en remontant, sur 500m, la rivière des Makis jusqu’à Anamakia où se trouve le débarcadère. De là, en prenant le chemin de fer Decauville, il est allé jusqu’à l’immense usine dont le matériel, à l’arrêt, ne demande qu’à retrouver du service. Sous la conduite du nouveau directeur, M.Jeanson (qui a donné son nom à un des pics de la montagne d’Ambre), et en reprenant la voie ferrée sur 3 km, il s’est enfoncé dans la forêt d’Antongombato où poussent le palissandre, le bois de rose ; le bois de buis, le nato, le takamaka et bien d’autres essences. Ces bois, qu’on laisse sécher pendant un an sont ensuite traités dans la scierie à vapeur, très moderne, installée dans l’ancienne usine de conserves. Si l’usine d’Antongombato est en déclin, ce n’est pas le cas de la Compagnie française des salines qui, après la faillite de la Société française des salines, reste seule à produire le sel de Diego Suarez. D’après le J.O de Madagascar « après des débuts assez difficiles, faute de main d’œuvre et de moyens de transport » et après les dégâts causés par le cyclone de 1899 « la société est en progrès très marqués ». Elle a donc pu exporter 391 tonnes de sel, ce qui n’est pas considérable mais s’explique par le manque de moyens de transport (faute de remorqueurs les gros voiliers ont du mal à entrer dans le port. Aussi, la majeure partie du sel produit, notamment dans les salins de Betahitra et de la Main (23 400 tonnes) est vendue sur place.
Par ailleurs, une nouvelle industrie est en tain de naître : MM. Montagne et Massot ont entrepris, vers le mois d’avril 1901, l’exploitation de la chaux de la montagne des français. Dès juillet, ils ont produit 100 tonnes par mois et envisagent de passer à 300 tonnes mensuellement. Cette chaux est utilisée sur place en complément de celle qui est produite à Cap Diego par les services de l’artillerie. En 1901 également, MM Pivert et Dubois ont créé la première briqueterie à Ankorika, industrie qui ne prendra une réelle importance qu’en 1902. Enfin, depuis 1894, la société Leques et Grenet, fabrique industriellement (avec des pétrins mécaniques), le pain et la glace consommés à Diego Suarez.

Les beaux jours de l’agriculture

En raison du manque de produits frais à Antsirane, les cultivateurs – et surtout les maraîchers – connaissent en 1901 leur âge d’or. Généralement malgaches ou créoles venus de La Réunion, ils cultivent le riz et les légumes à Anamakia, à la Rivière des Caïmans et à Sakaramy. La plupart de ces légumes sont ceux que l’on trouve à La Réunion (maïs, ambrevades, manioc…) mais des essais d’espèces européennes sont tentés, notamment les pommes de terre. Ceux qui possèdent des terrains d’une assez grande superficie (notamment la Société Franco-Antankare d’Antongombato) tentent le café, le tabac, la vanille, la canne à sucre, le caoutchouc (prélevé sur les lianes à caoutchouc Voahely et Lambiro). M.Jeanson, le directeur de la scierie d’Antongombato, possède à titre personnel dans la montagne d’Ambre, une concession où il a planté 10 000 pieds de caoutchouc. Et, puis, bien sûr, on a planté des arbres fruitiers, notamment des manguiers ainsi que des citronniers, orangers et mandariniers que l’on a importés d’Algérie. Ces produits sont essentiellement destinés à la population européenne et aux militaires et se vendent un bon prix. Le riz coûte, au marché, 32 francs les 100 kilos, soit environ 2 800 Ariary le kilo. La douzaine de bananes se paye 0, 60 centimes c’est à dire 1,50 euros ou 5 250 Ar. Des prix beaucoup plus élevés que ceux qui sont pratiqués, à l’époque, dans le reste de l’Ile.
D’ailleurs, la vie est chère à Diego Suarez, en 1901. Dès son arrivée, le voyageur doit payer le débarquement par chaloupe au prix de 50 centimes par personne, soit 1,25 euro, puis le transport de ses bagages à raison de 0,25 franc par colis de moins de 30 kg (2 100 ariary). Evidemment, les prix sont plus élevés s’il se rend dans la ville haute ! Là, s’il descend à l’hôtel (il y en a 3 à Antsirane : l’hôtel d’Europe, l’hôtel de Paris et des messageries, l’hôtel du Piémont) il payera sa chambre (au confort rudimentaire) 3 francs la nuit (7.50 euros). Même prix pour un repas au restaurant (il y en a 2 : le restaurant des Colonies et le restaurant du Casino). Et s’il s’installe à Diego Suarez…il devra chercher longtemps un logement et payer un loyer très élevé. S’il se rend au marché ou chez les commerçants, il trouvera de nombreuses denrées, presque toutes importées, donc très chères. Quelques exemples : le beurre : 1F (2,50 euros), la douzaine d’œufs 3F (7,50 euros) ; même prix pour un poulet ; 50 centimes (1,5 euros) la boite de sardines. Finalement, le moins cher à Diego Suarez, c’est encore le vin rouge qui arrive par barriques de 100 litres dont l’Armée est la principale cliente ! Il faut dire que la population d’Antsirane, qui travaille dur, a besoin de se détendre.

Les distractions à Diego Suarez en 1901

Elles ne sont pas très nombreuses…
Si la « bonne société » se retrouve au Cercle français qui vient d’être créé, les principales occasions de divertissement sont les fêtes données pour le 14 juillet ou lors de la venue d’un personnage important. En juillet 1901, lors de la visite du Général Gallieni, des fêtes somptueuses sont données en son honneur, bals, banquets, et surtout une merveilleuse fête nautique à laquelle participe la marine mais aussi tout le petit peuple de Diego Suarez : « La fête nautique a commencé dans ce superbe décor, que les projecteurs électriques du Catinat et de l’Infernet éclairaient de faisceaux éclatants de lumière, promenés tour à tour sur les eaux, sur les embarcations brillamment illuminées et pavoisées, sur l’estrade d’honneur et sur toutes les parties du rivage. » Les divers bâtiments en rade ont défilé ainsi que les embarcations particulières, décorées avec goût et la totalité des récompenses (100 F soit 250 euros) a été attribuée « aux embarcations indigènes et anjouanaises » (J.O de Madagascar). Puis, la « fête vénitienne » a été suivie d’un bal populaire.

Arc de triomphe érigé par les commerçant de Diego Suarez en l’honneur du Général Galieni à l’occasion d’une fête populaire
Arc de triomphe érigé par les commerçant de Diego Suarez en l’honneur du Général Galieni à l’occasion d’une fête populaire

On est loin de la petite bourgade triste qu’était encore Diego Suarez au lendemain de la conquête coloniale de 1895 …mais, parmi ceux qui avaient afflué dans la ville, dans l’attente d’un avenir meilleur, beaucoup durent renoncer à leurs rêves de fortune et de grandeur.
■ Suzanne Reutt

 


Les premières années de Diego Suarez - 1900-1901 : La métamorphose de la ville de Diego Suarez (3)

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15 février 2016

La batterie de 280 d’Andrahamptosy (Cap Diego) en 1903
La batterie de 280 d’Andrahamptosy (Cap Diego) en 1903

3e partie : Diego Suarez, Territoire militaire - En moins d’un an, le colonel Joffre, commandant le Point d’Appui de Diego Suarez, avait transformé la petite ville d’Antsirane. Mais il va de soi que son principal objectif, et l’objet de sa mission, était de mettre en place la défense du territoire militaire de Diego Suarez par l’établissement d’un camp retranché. Cependant, avec l’afflux de 6000 hommes de troupe dans la petite colonie, son premier impératif fut …de les loger.

Loger les militaires : Les casernements

Avec 6000 hommes à loger, il ne s’agissait en fait de rien moins que de doubler la capacité d’accueil de Diego Suarez (5993 habitants, toutes catégories confondues en 1899). Défi énorme à relever, d’autant plus que les infrastructures manquaient. En 1900, les nombreux bateaux qui amenaient troupes et matériel devaient parfois attendre de longs mois avant d’être débarqués. La Revue de géographie note que « de grands voiliers, superbes trois mâts en fer, comme le Duguesclin et le Beaumanoir, sont ainsi restés en rade quatre et cinq mois, recevant chacun une indemnité journalière d’un millier de francs pour la perte de temps qui leur était imposée ! » Sur les quais (que la Revue de géographie appelle « l’étroite langue de terre laissée par la mer au pied du plateau d’Antsirane et baptisée pompeusement du nom de quais ») les matériaux débarqués s’entassent : « Les bois de baraques démontables s’élevèrent en montagnes vers le ciel à côté des rails de Decauville, d’affûts, de pièces de marine, d’étuves à désinfection, de caisses de vivres etc. ». Le premier souci de Joffre, pour désengorger le port et loger les militaires débarqués fut donc de construire des baraquements. Un camp fut construit dans la montagne d’Ambre, dans une situation stratégique qui permettait de surveiller la côte est et la côte ouest où certaines plages pouvaient se prêter à un débarquement, comme la baie de Rigny sur l’océan Indien et la baie du Courrier sur le canal de Mozambique. On construisit également des camps à Antsirane, à Cap Diego, à la Fontaine Tunisienne (où se trouvait autrefois la douane hova d’Ambohimarina), à Sakaramy et à Ankorika. Ces casernements complétèrent les installations du plateau d’Antsirane qui se limitaient à l’hôtel du Commandant supérieur des troupes et au casernement et à l’hôpital de la compagnie des disciplinaires.
Si la plupart des constructions militaires réalisées à Antsirane sont édifiés en briques et fer, ce n’est pas toujours le cas des casernements des postes extérieurs à la ville qui sont encore souvent construits en bois. Mais le colonel Joffre va, de plus en plus faire appel aux matériaux locaux : la pierre, bien sûr, que l’on trouve en abondance dans la région. La chaux ensuite, fournie au début par l’exploitation de Diego Suarez, mise en place par l’artillerie.
Autre problème : le manque de main d’œuvre. Les militaires ne suffisant pas, compte-tenu de la multiplication des chantiers, on a dû faire appel à la main d’œuvre locale et aux étrangers. Cependant, le Nord est peu peuplé et les autochtones, dès qu’ils ont gagné suffisamment d’argent (les salaires à Diego Suarez sont très supérieurs à ceux accordés dans le reste de l’Ile), quittent leur travail pour rentrer dans leur village. On a donc dû faire venir des chinois qui, supportant très mal le climat, durent être, pour la plupart rapatriés. On eut également recours à des kabyles, qui, ayant le mal du pays, ne renouvelaient pas, la plupart du temps, leur engagement. Peut-être, le climat ou le mal du pays, avancés par les chroniqueurs de l’époque, ne suffisaient-ils pas à expliquer la désaffection des ouvriers « importés » pour un travail qui devaient être extrêmement pénible !

Soigner les militaires

Les fatigues du climat et les maladies n’épargnaient pas non plus les militaires : il fallait donc développer le service de santé qui n’était plus adapté à l’afflux des troupes. En effet, jusqu’en mars 1900 il n’y avait sur le territoire qu’un « hôpital » de 120 lits à Diego Suarez et une infirmerie de garnison de 35 lits à Antsirane. Avec la construction des 4 infirmeries de garnison dans les nouveaux postes, la capacité d’accueil était montée à 320 lits, qui se révélèrent à nouveau insuffisants. L’infirmerie du Camp d’Ambre était la plus importante, avec une capacité d’accueil de 150 lits. Composée de 4 baraques, du système Maillard (du même modèle que les baraquements des troupes), elle était située au Nord-Est du camp et séparée des autres bâtiments. Chacune des baraques, au rez de chaussée surélevé, mesurait 40m de long pour 10 de large. Elles étaient complétées par une cuisine, une tisanerie, une salle de désinfection, une buanderie et un poulailler. L’infirmerie d’Antsirane, qui était à l’origine l’infirmerie du 15e régiment d’infanterie coloniale, accueillit, ensuite les autres groupes (infanterie et artillerie coloniales, 2e régiment du génie, 2e régiment étranger, marine, tirailleurs sénégalais, conducteurs betsileo. Composée d’un pavillon Moysan à un étage, elle ne fut terminée qu’en 1902. En novembre 1901 fut créé un parc vaccinogène permettant de fournir 25 000 vaccinations destinées non seulement à Diego Suarez mais à tous les postes de la côte.

Nourrir les militaires

Si une grande partie de la nourriture (sans parler des alcools !) destinée à l’armée était importée, il fallait pourtant trouver sur place des vivres frais, à une époque où les bateaux n’avaient pas de congélateurs et mettaient plus d’un mois à rallier Diego Suarez. Or, les colons de la montagne d’Ambre et d’Anamakia, qui étaient quelques dizaines, ne pouvaient pas approvisionner 6000 hommes. L’armée dut donc essayer de fournir elle-même les produits frais.
Nous avons vu que l’infirmerie du Camp d’Ambre était pourvue d’un poulailler. On exploita également des jardins militaires. En 1901 fut créé, sur le flanc d’un affluent de la rivière des makis, à une altitude de 660m, le jardin potager de la Légion étrangère d’une superficie d’un hectare et demi. Presque tous les légumes d’Europe y furent essayés… mais non sans mal : la terre argileuse dut être défoncée et amendée ; il fallut capter l’eau de suintements naturels et l’amener par un système de tuyaux en fer-blanc dans des tonneaux placés à intervalle ; on se défendit contre les sauterelles, les chenilles, les pucerons et les coléoptères. Moyennant quoi les légionnaires purent récolter à peu près tous les légumes que nous trouvons actuellement au marché. En ce qui concerne les arbres fruitiers ils eurent pas mal de désillusions avec les cerisiers et les poiriers mais réussirent très bien – et pour cause ! – avec les bananiers et les manguiers !
D’autres jardins militaires furent installés au Camp d’Ambre et à Sakaramy. Mais le colonel Joffre n’avait pas été nommé au commandement de la défense du Territoire militaire pour construire des maisons et planter des légumes… En 1901, la plupart des casernements militaires étaient finis. Il fallait en venir à ce qui était l’essentiel de la mission du colonel Joffre ; la mise en place du Point d’Appui.

Casernements du Camp d’Ambre
Casernements du Camp d’Ambre
Le front de mer

Les journaux de l’époque sont unanimes à refuser de décrire les travaux de fortification « pour des raisons évidentes ». Ces raisons évidentes étant bien sûr de respecter le « secret défense » en ne communiquant pas les informations qui auraient pu servir à un ennemi éventuel. Heureusement, le Général Gallieni, dans son rapport de 1903 n’hésite pas à fournir quelques précisions. En fait, les travaux de fortification avaient débuté dès l’arrivée du colonel Joffre, par la mise en place du « front de mer » : en effet, si attaque il y avait, il était assez vraisemblable que l’ennemi arriverait par la mer. D’autant plus qu’en mai 1901, le conseil supérieur de la marine avait décidé d’y organiser le point d’appui des divisions navales de la mer des Indes et de l’Extrême-Orient (décision sur laquelle on allait d’ailleurs revenir rapidement). Le rôle du Point d’Appui de Diego Suarez était donc de servir d’accueil et de base d’opérations aux navires de la zone. Pour cela, d’après Gallieni, il fallait organiser la défense de la baie ; pouvoir y accueillir des troupes et faire les installations maritimes nécessaires à l’accostage et à la maintenance des navires.
Le front de mer devait donc se composer de batteries défensives capables de barrer la route aux navires ennemis. Cet armement devait provenir presque totalement de la marine qui ne put le rendre disponible en temps voulu. C’est donc le ministère de la guerre qui fournit l’artillerie, dont beaucoup, dès son installation déclarèrent qu’elle était désuète et insuffisante. Quant aux artilleurs déjà en place, depuis 1900, ils furent remplacés par un décret du 8 mai 1901, par deux batteries montées d’artillerie coloniale. L’artillerie put d’ailleurs faire la preuve de son efficacité lors de la visite du Général Gallieni en juin 1901 : « Le Général Gallieni est arrivé à Diego Suarez le 6 juin à 3h du soir, sur le croiseur Catinat […] A l’approche du Catinat, un exercice très intéressant a été exécuté par les batteries de côte qui défendent maintenant la magnifique baie de Diego Suarez. Toutes les batteries armées ont tiré à blanc sur ce navire de guerre […] Le croiseur a été ainsi attaqué d’abord par une batterie de gros calibre très puissante puis, une fois entré dans la passe, il a été successivement pris par une batterie de moyen calibre, une batterie à tir rapide et une batterie de gros calibre du modèle le plus perfectionné […] Mais à peine le Catinat entrait-il dans la rade qu’il était en même temps attaqué par les batteries placées de chaque côté de l’entrée du port proprement dit.» Et la Revue de Madagascar qui raconte l’évènement conclut que « Avec de pareilles défenses, le port de Diego Suarez sera à l’abri de toute insulte d’une flotte ennemie, quelle qu’en soit la force ». (voir aussi :Le front de mer de Diego Suarez)

Le front de terre

Il devait servir à empêcher tout débarquement et à protéger la place. Cependant, lorsque les travaux du front de mer furent achevés, des difficultés s’élevèrent avec la métropole au sujet du front de terre. Joffre fut envoyé en France pour tenter de les résoudre en octobre 1901 : c’est au cours de l’escale de Djibouti qu’il apprit sa promotion au grade de général. Il apprit aussi qu’il était nommé… à Vincennes. Les protestations de Gallieni permirent le retour de Joffre à Diego Suarez en mai 1902. Entre-temps, les travaux avaient continué, sous la direction du Commandant de la marine, le directeur d’artillerie de la marine, Buchard, officier efficace qui avait pu faire édifier, par le soldats du Génie d’importants bâtiments en maçonnerie : un magasin général de 500m2, un magasin à vivres de 400m2, un hôtel pour le commandant de la marine (qui domine toujours le port, à côté de l’actuel Cercle-Mess), un pavillon pour les officiers de marine, une caserne pour 80 hommes. A la fin de 1901, la plupart des ouvrages du front de terre étaient entamés mais les tergiversations et les luttes d’intérêt des ministères (le Point d’Appui relevait à la fois du Ministère des colonies, de celui de la Guerre et de celui de la Marine !) avaient ralenti les travaux qui étaient programmés sur 5 ans.
■ Suzanne Reutt Les lecteurs de la Tribune qui seraient intéressés par le détail des fortifications et souhaiteraient savoir ce qui subsiste des ouvrages réalisés par Joffre, peuvent se référer à l’ouvrage « Les fortifications de la baie de Diego Suarez », en vente à La Tribune.


Les premières années de Diego Suarez - 1900-1901 : La métamorphose de la ville de Diego Suarez (2)

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1 février 2016

Le port de Diego Suarez en 1901
Le port de Diego Suarez en 1901

2e partie : Aménager le port et créer des voies de communication - Dans la liste de ses objectifs, le colonel Joffre évoquait également l’aménagement du port. En réalité, celui-ci ne se fit pas aussi rapidement qu’escompté.

L’aménagement du port

Lors de son voyage à Diego Suarez, en juillet 1901 le Général Gallieni constate que « les quais sont déjà commencés et la ville en sera pourvue, avant la fin de l’année, sur plus de la moitié de la longueur du port. Ils seront bien outillés, d’un accès facile et pourront être accostés par les chalands, même aux plus basses mers » (J.O de Madagascar - 11 juillet 1901). En fait, les choses allèrent plus lentement, surtout en raison de restrictions budgétaires. Pourtant, avec les travaux du Point d’Appui et l’augmentation de la garnison, le manque d’infrastructures portuaires représentait un obstacle important au développement du port. Cependant, entre 1901 et 1902 on construisit un nouveau quai et un nouvel appontement pour les militaires.
Le nouveau quai, d’une longueur de 150 m, était accostable à toute heure par les chalands et les embarcations légères. Il était doté d’une cale de débarquement et de quatre escaliers en pierre pouvant être utilisés par les passagers et les dockers. Il bordait des terre-pleins gagnés sur la mer, sur lesquels circulaient les voies ferrées qui relient le quai aux magasins des compagnies de navigation.
Le nouvel appontement, terminé en mai 1901, était destiné aux militaires ; l’ancien appontement étant réservé aux passagers.
Malgré ces améliorations, les opérations de déchargement des navires restaient difficiles et nécessitaient l’intervention de remorqueurs entre les quais et les navires en rade. L’Annuaire de Diego Suarez signale que, même si le mur du quai qui vient d’être construit représente un progrès considérable, « les opérations de chargement sont encore fort longues ; elles nécessitent un matériel considérable de chalands et de remorqueurs dont l’entretien est très coûteux ». Cependant l’accès à la rade est facilité par les nouveaux feux mis en place : le phare du Cap d’Ambre qui fonctionne depuis octobre 1900, celui du Cap Miné, celui des Aigrettes et le feu rouge du môle d’Antsirane. Il faut dire que le mouvement du port a pris une importance considérable depuis que Diego Suarez est Point d’Appui de la flotte. En 1899, les importations se montaient à 49 000 tonnes pour une valeur de 2 800 000 francs : ces chiffres étaient montés à 419 863 tonnes en 1900 pour une valeur de 9 360 774 francs. C’est-à-dire que le poids des importations avait été multiplié par 9 et leur valeur par 4. Ces importations étaient en grande partie constituées par les matériaux nécessaires à l’installation des troupes : planches pour les baraquements, ciment, munitions etc. En 1901 le volume des marchandises baissa : la plus grande partie des matériaux ayant été amenée l’année précédente, mais la valeur des importations resta constante, les commerçants ayant reçu des marchandises plus onéreuses destinées à leur nouvelle clientèle !

Débarquement de mulets au port de Diego Suarez
Débarquement de mulets au port de Diego Suarez
Les voies de communication

S’il devient plus facile d’arriver à Diego Suarez par la mer, il est toujours difficile d’en sortir par la route. Mais des progrès ont été faits. Avec l’installation dans la montagne d’Ambre d’une grande partie de la garnison et d’un sanatorium militaire important, il a bien fallu en rendre l’accès plus facile. De plus, à cette époque, les européens, éprouvés par le climat, avaient l’habitude de se rendre à la montagne d’Ambre (où Joffreville n’existait pas encore) pour « y respirer l’air pur des hauteurs et se refaire des fatigues du climat » (J.O de Madagascar). Mais le voyage exigeait une journée entière !
Dans le courant de 1900, une voie ferrée Decauville avait été construite jusqu’à la Fontaine Tunisienne. Au début de 1901, cette voie fut prolongée jusqu’à Sakaramy où était établi un camp militaire ; elle fut terminée début 1902. Utilisée par la voiture postale et les convois de ravitaillement, elle fonctionnait par traction animale, un mulet tirant les voitures. Au-delà de Sakaramy, la voie Decauville était prolongée par la route construite en 1900 par les Kabyles. Empierrée uniquement sur la partie entre le Camp d’Ambre (emplacement approximatif du Monastère) et le Pic Janson, elle ne fut pas l’objet de travaux supplémentaires en raison du projet de continuer la voie Decauville jusqu’au Camp d’Ambre …projet qui ne fut jamais mené à bien !
Pourtant, en juillet 1901, le Journal Officiel pouvait se réjouir : « Depuis l’exécution des travaux prescrits par M. le colonel Joffre, ce voyage est aujourd’hui très simplifié. Une plate-forme établie sur voie Decauville, conduit en une heure à la Fontaine Tunisienne, située à environ 12 km d’Antsirane. De là, une voiture mène en une heure au Sakaramy, puis, après un nouveau trajet de deux heures, à la montagne d’Ambre. Le voyage, qui exigeait autrefois une journée entière, peut donc s’accomplir en quatre heures environ. ». Et l’on restait très optimiste : « M. le colonel Joffre fait poursuivre très activement la prolongation de la voie ferrée, dont il espère, d’ici un an, pouvoir porter le terminus à 5 km seulement des installations de la montagne. Des trains réguliers, remorqués par une locomotive Decauville, seront alors organisés et permettront d’exécuter le voyage avec toute la rapidité désirable ». Vœu qui ne fut jamais exaucé et dont témoigna, jusque dans les années 80, une adorable locomotive, évoquant le Far-West de la conquête de l’Ouest, envahie par les herbes, au milieu des habitations de Joffreville… et qui disparut, un beau jour, sans doute pour finir en casserole…
Autre voie de communication, depuis 1900, une route carrossable relie Antsirane à Anamakia et il est projeté de la continuer jusqu’à Ambararate. Enfin, la route de Mahagaga, qui quitte la route du Camp d’Ambre à Antanamitara est accessible aux voitures (à chevaux ou à bœufs) des colons qui approvisionnent Antsirane. Cette route que l’on appelait autrefois la route de Vohemar, se prolongeait jusqu’à Irodo mais elle était rarement praticable : aussi, des études sont entreprises pour un nouveau tracé par Sadjoavato.
Mais le grand projet, c’est de relier Diego Suarez à Vohemar. Cette route, que l’Annuaire qualifie de « voie à la fois stratégique et commerciale », a été l’objet d’études approfondies par les militaires. Le tracé arrêté est présenté ainsi par l’Annuaire :
1° du camp d’Ambre à Marotoalano, au travers de la forêt d’Ambre
2° De Marotolano à Ambakirane par Ambondrofe, Ampasibe, Ankarabato, Ankaramy ou par Ambondrofe, Marivorano et la rive gauche du Manajeba
3° D’Ambakirane à Vohemar par Ankasomantry, col d’Ambondo, col d’Ankarivolana et Morafeno.
Lors de sa visite à Diego Suarez, en juillet 1901, le Général Gallieni a visité les travaux qu’exécutent les légionnaires (un effectif de 60 à 110 hommes), sous la direction du Lieutenant Landais. Les travaux, commencés le 24 octobre 1900 ont permis d’établir, au moment de la visite de Gallieni, 17 km de piste muletière, piste que le Général a suivi sur 7 km, jusqu’au Petit Lac dont le J.O de Madagascar nous dit qu’il n’était connu jusqu’alors « d’aucun Européen, probablement même d’aucun malgache. »
Et puis, il est toujours question de la fameuse route Diego Suarez- Fort-Dauphin…mais là, les crédits affectés au Point d’Appui n’y suffiraient pas !

Le téléphone

Enfin, comble de modernité, il est possible de passer des communications téléphoniques. Une ligne, en principe destinée aux militaires mais accessible aux civils a été établie entre Antsirane et les postes militaires der la Fontaine Tunisienne, de Sakaramy et du Camp d’Ambre. En ville, les chefs de services civils et militaires sont reliés à un poste central par un appareil téléphonique (c’est également un privilège accordé au Cercle français du Bd. Bazeilles). Et l’on envisage d’établir une liaison avec Orangea. D’ailleurs, « plusieurs commerçants et industriels de la ville ont déjà demandé des abonnements » !

Les civils ont également la possibilité d’avoir accès au télégraphe optique de l’Armée qui met en contact Antsirane et Diego Suarez et Orangea.
Enfin des communications par sémaphore permettent de signaler les navires en approche plus de trois heures avant leur arrivée.

Pour autant, malgré les aménagements de son port, les nouvelles routes et les moyens de communication « modernes » Diego Suarez est loin d’être désenclavé même si un fabuleux projet prévoit la mythique route de Fort-Dauphin… Ce problème des communications avec le reste du pays donnera des arguments à tous ceux qui ne croient pas en la possibilité de développement du Point d’Appui de Diego Suarez.

■ Suzanne Reutt


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