Connaissez-vous Bernard Natan? A en croire les accablants résultats d’un sondage effectué par nos soins sur un échantillon représentatif de notre entourage cinéphile, il est à craindre que non. On ne vous en blâmera pas, tant un oubli communément partagé entoure le nom de celui qui fut l’un des plus importants bâtisseurs du cinéma français d’avant-guerre, pionnier de l’avènement des films parlants en France et producteur de films de Jean Grémillon, Maurice et Jacques Tourneur, Jean Painlevé, Marcel L’Herbier, René Clair, Jacques Prévert…

Immigré roumain arrivé à Paris au début du siècle, d’abord projectionniste puis petit producteur, il fut naturalisé Français après la Première Guerre mondiale, pour services rendus au sein de la Légion étrangère, et connut alors une ascension qui le mena à prendre possession des studios Pathé en 1929.

Réputé grand modernisateur, à la tête de bon nombre de sociétés qui contribuèrent à développer profondément l’industrie du cinéma français, il produisit jusqu’à une vingtaine de films par an et fit notamment ériger les studios de la rue Francœur, ceux-là même qui abritent aujourd’hui la Fémis. Des murs oublieux, qui ne portent pas aujourd’hui la trace d’une plaque à son nom, alors que Natan fut l’objet au milieu des années 30 d’une campagne antisémite que certains qualifient aujourd’hui d’«affaire Dreyfus du cinéma».

Jusqu’à être livré en 1942 par le gouvernement français aux occupants nazis, qui l’envoyèrent mourir à Auschwitz. Bien peu a été fait depuis lors pour que se dissipent les quelques légendes odieuses qui entourent son nom – entaché d’accusations à la fois d’escroquerie et, étrangement, de pornographie –, si bien qu’aujourd’hui, «personne ou presque ne connaît Bernard Natan, ce fantôme de l’histoire du cinéma français», comme s’en désole le spécialiste des premiers temps du cinéma Serge Bromberg.

En France, tout du moins. Car depuis quelques mois circule en festivals (et pas les moindres, de Telluride à Rotterdam) le documentaire d’une paire de réalisateurs irlandais qui se passionnèrent un jour pour cette histoire au point d’en tirer un film, Natan, dont on nous assure qu’il sera tôt ou tard diffusé en France. Et de cela, on ne peut se réjouir sans songer qu’il y a quelque bizarrerie désolante à ce qu’un tel sursaut de mémoire, dont la France contemporaine aurait pourtant toute utilité, ait pris sa source à l’étranger plutôt qu’en ce pays dont le cinéma bénéficia tant de la carrière de Natan, avant de la broyer.