jeudi 24 janvier 2013
Les assaillants explorent les couloirs, cassent les portes, saisissent chaque étranger. Découvrez en exclusivité le début de notre grand récit consacré à la prise d'otages d'In Amenas.
Le complexe d'In Amenas, en Algérie. | Photo Statoil/EPA/MaxPPP
« Allô ? J’avais annoncé une action spectaculaire, fanfaronne la voix grésillante dans le téléphone satellite. C’est fait. On occupe la station gazière d’In Amenas ! » Mercredi 16 janvier, 5 h 40 du matin. C’est Joulaybib, le bras droit d’un des chefs d’Al-Qaïda au Mahgreb islamique, qui parle. Son interlocuteur réclame des preuves. « On va t’en donner », lâche Joulaybib, de son vrai nom Hacen Ould Khalil. Quelques heures plus tard, Abou al-Baraa al-Djazaïri, un des trois chefs du commando suicide d’In Amenas, appelle le journaliste Lemine Ould Salem. « Je vous passe un des otages. » Un homme, la voix éteinte, se présente : Yann Desjeux, 52 ans, originaire des Pyrénées-Atlantiques. « Nous sommes très bien traités, explique-t-il sous l’œil des terroristes. Il ne faut pas que les Algériens lancent d’assaut. » Cet ancien militaire ajoute, pressant, « Pour ma famille, je tiens à faire passer ce message : le moral est bon. » Desjeux répète une dernière fois : « Le moral est bon. » Il mourra le lendemain, exécuté. Un des ravisseurs lui a volé son badge de chef adjoint de la sécurité.
Mercredi 16 janvier, 5 h 30. L’aube froide ne s’est même pas levée sur la nuit glaciale du désert algérien, autour d’In Amenas, cet énorme site gazier où se croisent quatre gisements et trois gazoducs, à 60 kilomètres de la frontière libyenne. Deux bus quittent les installations, avec une trentaine de salariés, escortés par des militaires. Direction l’aéroport, à 50 kilomètres. Quelque 800 personnes travaillent recluses ici, dont des expatriés. Pour au moins 100 000 euros par an, ils renoncent aux distractions et acceptent les tempêtes de sable, les criquets et les scorpions. Leur rythme : trois ou quatre semaines de boulot, suivies par un retour à la maison de même durée. « On appelle ça le “on” et le “off” », explique Alexandre Berceaux, un grand blond de 32 ans, chef de cuisine senior pour l’entreprise française CIS, qui assure la gestion hôtelière depuis mai 2012. Jusqu’à cette attaque, le plus grand péril était l’ennui absolu d’une existence sous capsule.
Bruit de balles, rafales d’armes automatiques, le convoi est attaqué. L’escorte réplique. Un Algérien et un Anglais, Paul Morgan (ancien légionnaire et patron de la sécurité), sont tués. Trois Japonais fuient. Ils sont exécutés. Le bus s’échappe. L’alerte est donnée au prochain poste de contrôle. L’enfer va durer quatre jours.
Quarante combattants envahissent In Amenas en hurlant « Allah Ouakbar » dans le vacarme des fusils d’assaut. Le site est immense mais les terroristes en connaissent tous les recoins.
« Ils sont entrés avec une facilité déconcertante et ont défoncé la grille avec une voiture bélier », raconte Saad, un des otages, à Paris Match. Selon les services algériens, c’est Taher Ben Cheneb – un rebelle séparatiste d’Ouargla récemment entré au service d’Al-Qaïda – qui aurait recueilli tous les renseignements, peut-être auprès de quelques salariés complices. En uniformes militaires, cagoulés pour certains, équipés de matériel américain et français récupéré en Libye, les djihadistes coupent l’électricité et se ruent vers la « base de vie », l’espace où les salariés mangent, dorment et font du sport, dans un des deux restaurants où plusieurs douzaines d’employés prennent leur petit déjeuner. L’alarme est déclenchée par un garde, qui ferme la production de gaz. Geste salvateur. Formés aux procédures de sécurité obligatoires dans une exploitation gazière, les salariés savent comment réagir. Pas ce matin-là. Dans la peur et le chaos, d’aucuns prennent des initiatives imprévues dans les manuels, mais qui les sauveront du pire. Un des rescapés anglais, Tony Grisedale, 60 ans, qui « ne petit-déjeune jamais », sort de sa chambre pour prendre son service. En entendant la sirène, il fait demi-tour, baisse ses volets et verrouille sa porte. Il restera quarante heures claquemuré, sans nourriture, avec 7 litres d’eau. Il en sortira vivant.
Des otages ceinturés d'explosifs
Dans le « company camp », un peu éloigné de la base de vie, où ne logent en principe que les Algériens, Alexandre Berceaux, seul expatrié à cet endroit, se réveille. Affolé par les claquements de balles, il attrape quelques planches, se glisse sous son lit et les fait coulisser pour se dissimuler. Pendant deux jours, son chef cuistot, Ali, lui apportera de l’eau et des barres de céréales. Les deux survivront. D’autres se barricadent dans des bureaux ou se cachent dans les doubles plafonds. Les destins se séparent. Etrangers d’un côté, Algériens et musulmans (dont Malais et Indonésiens) de l’autre. Les femmes, une vingtaine, ont l’autorisation de partir. Les terroristes s’emparent des expatriés et les menottent. « Nous, les Algériens, ils nous ont dit : “Vous êtes nos frères. Vous pouvez partir”, raconte Saad, qui a récité des versets du Coran pour prouver son origine. « On n’arrivait plus à regarder nos collègues dans les yeux. On savait ce qui allait leur arriver. » Les assaillants cassent les portes, vérifient les chambres. Des Philippins refusent de sortir. Les coups pleuvent. La solidarité subsiste : des Algériens tentent de « déguiser » des Occidentaux pour les « sauver ». « Un employé a découpé son chèche en deux pour en donner la moitié à un Anglais, qui a pu sortir », rapporte un témoin.