AALEME

Légionnaire toujours...

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La gloire de mon grand-père

Envoyer

« Le soldat n’est pas un homme de violence. Il porte les armes et risque sa vie pour des fautes qui ne sont pas les siennes. Son mérite est d’aller sans faillir au bout de sa parole tout en sachant qu’il est voué à l’oubli » Antoine de Saint-Exupéry

papy

Pour Maxime, Lisa et Thomas.

Rond comme un ballon

« On est de son enfance comme on est d'un pays.» Antoine de Saint-Exupéry

- Il était plus jeune que toi à l’époque !
Mamy s’exclame avec force dans son vidéophone qui fonctionne avec Skype. Depuis son appartement de Tahiti, à plus de 80 ans, elle se connecte et se déconnecte au monde grâce à ce qu’elle appelle sa « machine ». Converser des heures avec ses proches à l’autre bout de l’appareil est devenu l’un de ses passe-temps favoris. La connexion entre la Malaisie et Tahiti est trop faible pour la vidéo, elle regrette de ne pas voir mon visage sur son écran, mais on s’entend bien et c’est déjà ça. Je lui ai dit que j’irai bientôt au Vietnam, que j’aimerais savoir.
- Il était plus jeune que toi répète Mamy cette fois avec un ton grave, et quand il a été blessé il devait être rapatrié sur Hanoi mais il n’a pas voulu, c’est un ami, je ne me rappelle plus du nom, qui était aussi blessé, mais moins gravement, qui a demandé à prendre sa place. Et l’ambulance a sauté, l’ambulance pour le rapatrié elle a sauté avec cet ami dedans ! Les souvenirs de Mamy se bousculent, je sens quelques égarements dans sa mémoire, elle veut tout de suite me parler de son retour, de leur retrouvailles. Leur histoire pourrait faire un film tellement elle est belle. Mais aujourd’hui j’aimerais qu’elle me parle de cette guerre, de son combat, de sa captivité, de ses maux. Aujourd’hui, je cherche à mettre un visage sur une guerre et une guerre sur un visage, celui de mon grand-père.

A l’école primaire, en CE2 si mes souvenirs sont bons, le maître nous a demandé de rédiger un poème sur une personne de notre entourage. Je n’ai pas mis longtemps à me décider à écrire sur Papy, avec pour titre : Rond comme un ballon. Enfant, on voit les choses avec ses yeux, mais l’esprit n’a pas encore appris à les traduire de manière intelligible. Dans mes yeux d’enfant, Papy était un homme pas très grand pour une grande personne mais gros, très gros avec son ventre rond, des petits yeux d’écureuil malicieux et rieur, une moustache piquante, un front dégarni, un gros nez poilu, deux grandes oreilles qui entendent tout, surtout les bêtises, et une voix grave intimidante. A tous ces signes distinctifs qui rendent facile la composition d’une poésie quand on a 7 ans et qu’on découvre la rime, Papy trouvait des ripostes amusantes : « il vaut mieux avoir un gros nez que deux petits » ou « grand front, grande intelligence ».
Gros, je savais qu’il ne l’avait pas toujours été même s’il m’était impossible de me l’imaginer. Parfois tous réunis dans la maison d’Alsace pour les vacances, les parents nous racontaient, aux frères, aux cousins et à moi, que Papy était un survivant, qu’il avait échappé de peu à la mort quand il était jeune, qu’à l’époque il pesait 36kg et qu’on lui avait dit que ses jours étaient comptés.
Enfants, on ne comprenait pas forcément l’ampleur de telles révélations, mais on savait bien une chose, car on pouvait le constater au quotidien, Papy était un épicurien, un homme qui profitait toujours des bonnes choses et qui sans le vouloir, nous apprenait à en faire de même. A l’aube, il achetait des Bretzels chauds et fondants au boulanger ambulant qui ne manquait jamais de nous réveiller de son tintamarre de klaxons. La matinée, il préparait des heures durant une exquise choucroute familiale ou un lapin choisit chez les voisins pour le repas du midi. Le soir, il trônait en bout de table avec sa bouteille de rouge Cellier des Dauphins, et dégustait un plateau de charcuterie locale, regorgeant de Fleischwurst et accompagné de cornichons pour tout légumes, et parfois il nous amenait dans un restaurant de tartes flambées à l’ancienne. Les dimanches, il nous invitait tous au restaurant chinois pour fêter on ne sait trop quoi.
Papy c’était aussi le jardinier, celui qui, en plus de régner sur la maison d’Alsace, régnait sur son terrain. Il s’occupait amoureusement de ses plans de fleurs, de son noisetier, du mirabellier, du poirier ou de ses arbres à quetsches. Les cousins et moi, on prenait ensuite un malin plaisir à les cueillir sous son œil bienveillant pour que Mamy en fasse de succulentes tartes. La saison venue, on ramassait aussi des poignées de noisettes juste pour le plaisir de les casser au creux du gros casse-noisette caché dans un tiroir secret sous la table de la cuisine. Papy prenait bien soin des haies et du grand terrain d’herbe à l’arrière de la maison, là où on jouait à Jane et Serge avec un faux ballon. Il avait même acheté une des toutes premières tondeuses autoportées pour allier plaisir et confort sous nos yeux écarquillés. Il chérissait tant les arbres qu’il était propriétaire d’un verger qui surplombait le village de Lampertsloch. Souvent, il nous amenait en balade pour ramasser des mûres jusqu’au terrain de pétanque, puis on entamait des parties interminables avec des boules en plastique remplies d’eau, les vrais boules en métal étant réservées aux adultes. Au terrain de pétanque, Papy retrouvait ses amis du village, et parlait de choses de grands. C’est là que j’ai compris qu’il était polyglotte. Alors qu’il parlait avec nous dans un Français fluide, il prenait tout d’un coup l’accent alsacien pour parler avec les gens du village, puis passait carrément à l’Alsacien ou même à l’Allemand. De retour à la maison, il lisait les Dernières Nouvelles d’Alsace sur la table de la salle à manger où on ne mangeait jamais, puis ouvrait sa tonne de courrier à l’aide d’un joli coupe-papier en laiton sur son petit bureau dans le coin de la fenêtre. Tous les midis il regardait les infos et la météo à la télé depuis son gros fauteuil vert aux accoudoirs en velours, un fauteuil qui était sa chasse-gardée et nous était formellement interdit à nous, les enfants, puis il faisait la sieste alors que Mamy regardait les Feux de l’Amour. L’heure de la sieste, c’était l’heure sacrée, nous ne devions à aucun prix le réveiller avec nos pantomimes de peur d’une punition redoutable !
Papy était en effet redouté de tous les cousins mais il était surtout adoré, car c’était un blagueur né qui faisait profiter tout le monde de sa bonne humeur dès qu’il en avait l’occasion. Et puis il était d’une bonté infinie. Il nous demandait chaque année de remplir sa jarre posée sur une étagère dans le garage de toutes les pièces jaunes qu’on trouverait pour les enfants hospitalisés. A l’approche de janvier, la jarre était plus remplie que la salle du trésor de Fort Boyard. Régulièrement, il nous offrait des pins’s pour nos collections, mais aussi une pièce de 10 Francs pour qu’on s’achète un jeu à gratter Millionnaire, et l’espace d’un instant on rêvait à tous les autocollants Panini qu’on pourrait s’offrir si on gagnait ne serait-ce que 50 Francs.
Dans la salle de bain, je reconnaissais Papy à travers son kit de rasage rare et précieux posé sur le bord de l’évier, il y avait surtout son blaireau qui fascinait mes yeux d’enfant, avec son petit manche doré et ses poils épais gris et soyeux. On trouvait aussi toujours ce même flacon d’eau de toilette Brut de Fabergé, et dans la douche, il y avait son shampoing Mixa Bébé qui me faisait sourire. C’était la seule personne que je connaissais qui portait toujours un marcel blanc sous ses chemises. Papy se faisait beau tous les jours, mais encore plus particulièrement le dimanche pour aller à la messe, et Mamy qui cachait un petit ciseau dans un tiroir de la commode sous l’escalier, prenait soin de lui retailler la moustache. Elle en sortait également un peigne pour recoiffer les garçons et leur faire une jolie raie avant de se rendre à l’Eglise. Papy, en gros manteau gris et en chapka de fourrure, prenait alors place au volant de sa Citroën Xantia scintillante, nous à l’arrière, les yeux rivés sur l’autocollant bleu à l’inscription GIG sur le pare-brise. G.I.G, Grand Invalide de Guerre, ce sigle, nous l’avons toujours connu, mais nous n’avons pas vraiment connu leur histoire. C’est de cette histoire dont il est question maintenant.


La blessure

« La guerre, ce n'est pas l'acceptation du risque. Ce n'est pas l'acceptation du combat. C'est à certaines heures, pour le combattant, l'acceptation pure et simple de la mort. »Antoine de Saint-Exupéry

Papy venait tout juste de fêter ses 25 ans lorsqu’il a été parachuté sur Diên Biên Phu , le 23 mars 1954. Il était alors aspirant, affecté chef de section de la 2e compagnie du 1er bataillon étranger de parachutistes, sous les ordres directs du Lieutenant Brandon, lui-même sous le commandement du chef de bataillon Guiraud. Le 1er BEP, à l’époque, c’est l’élite parachutiste de la Légion étrangère, avec pour couleurs le Vert et Rouge et pour devise Marche ou Crève. Marche ou Crève… à Diên Biên Phu la devise prend rapidement tout son sens, et seulement 7 jours après avoir sauté sur la plaine embrasée du Tonkin, le jeune aspirant Fullenwarth voit sa vie basculer.

La date du 30 mars marque en effet un tournant dans l’histoire de la vie de Papy, tout comme dans l’histoire de la bataille de Diên Biên Phu. C’est le début de la « bataille des collines », le général Giap à la tête du Việt Minh, après 15 jours d’accalmie, a recomposé ses effectifs et renfloué ses approvisionnements, il repart à l’attaque. En quelques heures, ses troupes conquièrent tous les points d’appuis stratégiques français. Tous, sauf Eliane 2. La division 316 ennemie, dotée de 12 000 bo-doïs (soldats réguliers du Việt Minh) viennent de coiffer Eliane 1, et tente maintenant l'assaut sur celle qu’on surnomme la cinquième colline. A minuit, la division 316 prend pied sur les "Champs Elysée", au pied d’Eliane 2. « Au milieu du fracas des grenades, de l'aboiement des mitraillettes, des cris éclatent, tout proche. Les Viets. Ils se sont infiltrés à la charnière des sections. De trou en trou, ils progressent comme des crabes, nettoient les résistances, entament leur montée jusqu'à portée de voix du blockhaus d'Eliane 2 » raconte un ancien combattant. C’est là que se trouve Papy, non loin des "Champs Elysée", venu en renfort des hommes de la 1re compagnie du 1er BEP de Luciani. « Normalement, cette position devrait être la plus facile à réduire, continu l’ancien combattant: c'est le plus petit, le plus étroit des pitons protégeant Diên Biên Phu à l'est. Et pourtant, Eliane 2 ne tombe pas ! » Le Việt Minh est stoppé par l'acharnement d'une poignée de légionnaires du 1er BEP et des Marocains. Toute la nuit, à un contre cent, Papy et les légionnaires ne cèdent pas un pouce de terrain. C’est là qu’il est grièvement blessé.
Dans Les hommes de Dien Bien Phu de Roger Bruge on peut lire : « L’aspirant Fullenwarth a la clavicule brisée et le projectile est passé à moins d’un centimètre de la carotide. Il refuse de monter dans un sanitaire et le s.-lt Dumont, atteint à la main droite, prend place dans le véhicule avec d’autres blessés. On ne choisit pas son destin ; Fullenwarth reviendra vivant d’Eliane 2, mais les blessés qui se félicitaient de s’éloigner de la bataille se dispersent sous l’impact d’un 105 qui désintègre l’ambulance. On ne retrouvera rien de Dumont ni de ses compagnons. »
Au matin du 31 mars, Éliane 2, jonchée de centaines de cadavres, tient toujours. La bataille pour Eliane 2 va durer sans interruption pendant 107 heures. Sur la citation de Papy à l’ordre de l’armée on peut lire : « Blessé le 30 mars 1954, a continué à commander sa Section, faisant ainsi l’admiration de ses chefs et de ses hommes. »

blessure

Au téléphone, Mamy tente de se souvenir.
- Oui j’avais su qu’il était blessé, comment je l’avais su ? Ça... Ah oui, quelqu’un l’avait vu tomber à côté de lui, et j’étais en contact avec la Croix-Rouge en France. Il était blessé à l’épaule et on lui avait mis une sorte de plâtre. Des asticots lui rongeaient la plaie, ça le torturait mais ça a empêché la gangrène ! Mamy n’est pas convaincue de l’utilité du pansement, elle s’indigne presque « avec cette chaleur, t’imagines la pourriture. »
Il s’avère qu’à la suite de cette éprouvante bataille des collines, Papy a le poumon perforé par une balle (de marque Skoda), un éclat d’obus logé pas très loin, et la clavicule cassée. Papy fume, en bon soldat, et grâce à la fumée de cigarette qui ressort en gargouillant par le trou de l’impact, il cicatrise. Ça lui sauve la vie. En ce temps là, sur les paquets de clope, on ne lisait pas : Fumer tue. Aussi, son pansement est envahi par les asticots, un supplice de plus à supporter, mais qui lui aura bel et bien évité la gangrène. Loin, à 12 000 km de là, dans une maison de Lampertsloch en Alsace, les parents de Papy n’ont aucunes nouvelles.


Tiens, voilà du boudin

« Ce que d'autres ont réussi, on peut toujours le réussir. »Antoine de Saint-Exupéry

Lampertsloch, ce petit village d’Alsace que nous arpentions enfants, avec ses routes pentues, ses jolies maisons à colombage aux toits rouges percés par des cheminées où il arrive encore aujourd’hui que les cigognes fassent leur nid, et cette maison, route de Lobsann, dont nous connaissions tous les recoins car on y jouait à cache-cache, c’est là que Papy est né le 19 mars 1929. La maison vient alors d’être construite à l’initiative de ses parents, Philippe Fullenwarth qui était technicien conducteur de machine à Pechelbronn et Jeanne Marguerite Oehler qui était institutrice. Le berger allemand du foyer garde son berceau.
Pendant l’entre-deux guerres, tandis que la France s’efforce à laïciser et franciser l’enseignement de la région, le petit Frédéric, car c’est comme ça qu’il s’appelle Papy, va à l’école du village. A son adolescence, alors que la Seconde Guerre Mondiale éclate, l’Allemagne nazi occupe militairement l’Alsace-Lorraine sans faire d’exception pour la maison de Lampertsloch. Le frère aîné de Papy est envoyé comme "malgré nous" sur le front russe, lui se réfugie en France de l'intérieur, dans un petit village de l'Ardèche, où il sonne l'armistice le 8 mai 1945. Il est alors loin de se douter que pour lui, le 8 mai sera également un jour synonyme de tragédie, 9 ans plus tard. Papy passe ensuite son bac au Lycée Fustel de Coulanges en 1947 puis une capacité en Droit à l’Université de Strasbourg. Puis vient l’heure du service militaire obligatoire en novembre 1952, et notre jeune diplômé choisi les paras à Toulouse. L’expérience surement heureuse le mène à vouloir poursuivre dans le monde militaire puisqu’il suit en 1953 la formation des Elèves-Officiers de Réserves de Saint-Maixent-l’Ecole, au sein de l’École d'application de l'infanterie.

- Un dimanche, il y avait grève des transports à Saint-Maixent, me raconte Mamy, et ses pauvres militaires ne savaient pas quoi faire. D’habitude, ils partaient pour le weekend dans leur famille ou à Paris. Mais ce dimanche, ils sont venus à cette piscine naturelle sur les bords de la Sèvre, là où j’accompagnais ma sœur et sa fille se baigner. Ma sœur était une excellente nageuse, elle faisait même des, comment on appelle ça… des plongeons, alors les militaires, ils nous ont remarquées. C’est là que j’ai connu Freddy.
Papy sort 154e sur les 370 élèves admis de l’École d'application de l'infanterie. C’est vraisemblablement un instructeur, officier de la légion étrangère charismatique selon Mamy, qui l’amène alors à choisir la Légion étrangère…


En Algerie
En Algérie

La Marche de la Légion peut faire sourire et je vous laisse faire vos recherches si les paroles représentant la prestigieuse élite des Armées vous intriguent. Je soulignerais seulement le fait que Papy a suivit le pas de nombreux Alsaciens qui gonflaient les rangs de la Légion étrangère avec leurs voisins Lorrains depuis plus d’un siècle déjà. Fin 1953, en tant que réserviste et nommé aspirant, Papy est envoyé au 3e Bataillon étranger de Parachutistes en Algérie pour des entrainements. De fil en aiguille, Papy est donc devenu légionnaire, arbore son béret vert, et chante Le Boudin depuis le désert algérien où il apprend à sauter en parachute. Il parait qu’un jour, il atterri malencontreusement dans un champ de cactus, aïe. Avec Mamy des bords de Sèvre, ils ont prévu de se marier lorsqu’il sera en permission depuis Sétif. Mais il n’y aura jamais de permission, pas plus que de retour en France.


La Bataille de Diên Biên Phu

« Une fois pris dans l'événement, les hommes ne s'en effraient plus. Seul l'inconnu épouvante les hommes. »Antoine de Saint-Exupéry

Fin 1953, alors que Papy s’entraîne au 3e BEP de Sétif, c’est l’Opération Castor en Indochine. Voilà 7 ans que la guerre a éclaté en Extrême-Orient. Le Corps expéditionnaire français s’essouffle, l’idée d’une victoire s’évapore, la France tente tant bien que mal de tirer son épingle du jeu avec ce dernier coup de force de l’armée française et cherche du renfort. L’Officier de réserve Papy est alors activé pour participer aux opérations. Le 13 février 1953, il embarque sur l’Orégon depuis Oran en Algérie, sans avoir revu Mamy.
- J’ai reçu un télégramme où il me disait qu’il était réquisitionné et envoyé d’urgence en Indochine, explique Mamy. Selon elle, il savait parfaitement dès le début quelle était sa destination finale : Diên Biên Phu.

Cap-St-Jacques
Escale au Cap Saint-Jacques

Pendant un mois, le transport de troupe Orégon offre un beau trajet à l’Alsacien, avec des escales à Djibouti, Colombo et le Cap Saint-Jacques. Le 13 mars, le Viêt Minh déclenche un puissant assaut sur la colline Béatrice, c’est le début de la terrible bataille de Diên Biên Phu et un désastre côté français. Le 15 mars, alors que Diên Biên Phu est toujours submergé par les assauts du Viêt Minh, Papy débarque à Saïgon. Il rejoint ensuite Hanoï au nord du Vietnam, d’où il s’envole avec d’autres parachutistes sur un Junker JU52 depuis l’aéroport de Gia Làm, direction l’enfer. Lorsque Papy saute sur la plaine battue par les obus, les troupes ont déjà essuyées de sérieuses pertes, l’avenir de la bataille ne laisse guère de doute, la France espère seulement une belle défaite. Papy est aussitôt nommé chef de sa section d’infanterie de la 2e compagnie du 1er Bataillon étranger de parachutistes ; le jour même, pris dans une embuscade, ce 1er BEP compte 9 tués, dont 3 officiers et plus de 20 blessés.
A Diên Biên Phu, l’aspirant Papy qui combat au sein du 1er BEP placé en réserve de contre-attaque, est par définition en première ligne, sur tous les fronts. Que dire de ses 47 jours de combats quand on sait que Diên Biên Phu fut la bataille la plus longue, la plus furieuse et la plus meurtrière de l'après Seconde Guerre mondiale, souvent comparée à Verdun. Que dire de ses 47 jours de combat quand on sait que le 1er BEP fut dans tous les coups durs et que chaque sortie coûta en vies humaines. Que dire de ses 47 jours de combat quand on sait qu’à la fin de la bataille, le 1er BEP n'existe pratiquement plus. Tous les légionnaires étant morts ou blessés. L’horreur de Diên Biên Phu, si tant est qu’on puisse la décrire, a déjà été maintes fois écrite. Alors je vais parler des hommes, de leur courage, de leur fraternité.
J’ai retrouvé des témoignages au sujet du Commandant de compagnie auprès duquel Papy combat jours et nuits pendant plus d’un mois et demi. Le Lieutenant Brandon était surnommé « Nounours », et à l'inverse de ses camarades, il ne riait pas souvent, mais grognait. II devait son surnom à son apparence massive, taillée dans un bloc, au visage carré et aux sourcils touffus qui noircissaient encore davantage son regard lourd. II donnait l'impression d'un bulldozer avançant, inexorable, à travers mille obstacles, sans dévier d'un pouce. « Ses hommes aiment ce sentiment de sécurité qu'il inspire, et s'ils ne savent pas toujours où il les emmène, c'est généralement en plein chez les Viets, ils sont au moins certains d'en revenir » raconte un ancien combattant.
Autre commandant de compagnie du 1e BEP emblématique, Luciani, un vrai Corse, blond aux yeux bleus, calme, flegmatique même, pratiquant la litote et l'humour. Luciani est la dureté même, et, quand il dit « non », personne n'arriverait à le faire changer d'avis. A Diên Biên Phu, contre l'avis de ses supérieurs, en dépit des conseils reçus, il refusera de lâcher la position qu'il a été chargé de défendre : le sommet d’Eliane 2 le 30 mars 1954. Il oppose alors une centaine de ses Légionnaires aux 12 000 bo-doïs dans l’un des plus violent combat de toute la bataille ; Papy, blessé fait parti des héros qui tiennent tête à l’ennemi. Luciani court d'un emplacement à l'autre, écrit Erwan Bergot. Il est partout, il voit tout. Les hommes tiennent grâce à l'énergie du lieutenant Luciani et de ses chefs de section, dont le s.-lt Dumont. Toute la nuit, à un contre cent les légionnaires ne cèdent pas un pouce de terrain. Jusqu’au 4 avril, les éléments du 1e BEP font preuve d'une combativité exceptionnelle, parfois au corps à corps, forçant Giap à renoncer à cette colline stratégique. Encore un commandant du BEP présent et très populaire : Loulou Martin, dit « l’homme au sourire et au calme légendaire », il fait l’admiration et le respect de ses troupes.

Les compagnies du capitaine Loulou Martin et celle du capitaine Brandon dont Papy est chef de section vont être à l’origine d’un moment fort de la bataille : Le 10 avril, Bigeard reprend Eliane 1 et les compagnies du 1er BEP sont appelées en renfort. Les 200 légionnaires montent à l'assaut en chantant le chant du bataillon, Contre les Viets, leurs voix couvrant le vacarme du champ de bataille. J’ai retrouvé un passage qui raconte ce moment poignant: « Ils grimpent, indifférents à la mitraille, emmenés par des capitaines solides et durs, ceux de la fameuse nuit d'Eliane 2. Et soudain, à mi-pente, un chant s'élève. Tous les bérets verts entonnent à pleine voix les fières paroles lancées comme un défi.


Etonnés, surpris, les bo-doïs en vert qui croyaient la victoire proche refluent et se débandent. Une vingtaine se rendent sans combattre. Pour la première fois à Diên Biên Phu, les Français ont semé le doute dans l'esprit des fanatiques de Giap. Derrière la Légion, les compagnies du 5e BPVN escaladent la colline à leur tour. Alors, spontanément les "Baouan" qui se battent aux côtés des Français s'élancent à l'assaut du Viêt Minh en chantant la Marseillaise ». Mais je lirais aussi : « Pour les Français, la reprise d'Eliane 1 constitue un succès, même si, pour conserver le PA, les unités de parachutistes et de Légion qui s'y succèdent fondent comme neige au soleil tant les combats, les escarmouches, les accrochages y sont nombreux, quotidiens et acharnés. » Luciani, Brandon, Loulou Martin, des officiers de terrain lucides qui mènent leurs hommes avec bravoure, épaulés par de valeureux chefs de section... Le 16 avril alors qu’il tente de dégager Huguette 6, Loulou Martin est capturé par le Viêt Minh. Le lendemain, dans la nuit du 17 au 18 avril, Brandon est blessé au visage alors que le 1er BEP est chargé d'ouvrir la route vers Huguette 6 pour tendre la main à la garnison qui tente d’évacuer la colline perdue. Il bute sur un bataillon au complet et ne peut déboucher. Malgré sa blessure, il combat jusqu’au dernier jour, comme Papy, qui monte d’ailleurs en grade le 21 avril 1954, et est nommé sous lieutenant de réserve. A partir de cette date là, il ne cessera de pleuvoir sur Diên Biên Phu, c’est la mousson qui s’invite au combat. « Tous les points d’appui, les centres de résistance sont minés par les eaux. Les cadavres gonflent et se décomposent dans une odeur pestilentielle, les munitions sont humides comme sur la Somme durant la Grande Guerre, les boyaux s'éboulent et les hommes pataugent dans la boue, tandis que gronde le tonnerre de la préparation d'artillerie pour un prochain assaut Viet. » Un écran nuageux empêche l’action de l’aviation française et rend tout largage compromis.
Au 24 avril, le 1er BEP et le 2e BEP très diminués ne forment plus qu’un, avec pour mission de défendre ce qui reste des Huguette. Le capitaine Brandon commande désormais sa 2e compagnie et la 3e compagnie de Loulou Martin fait prisonnier. Les 1re et 4e compagnies sont confiées au lieutenant de Stabenrath car le capitaine Luciani est blessé.
En l’honneur de Camerone , fête que la Légion commémore le 30 avril, les Viets apportent des haut-parleurs et s'adressent aux légionnaires de la sorte : "Légionnaires, cessez le combat si vous ne voulez pas vous faire massacrer jusqu'au dernier comme à Camerone." des dizaines de voies répondent en cœur "Mer.de" et entonnent un Boudin tonitruant. Le 1er mai, les hommes du BEP se battent dans des conditions effroyables pour sauver Huguette 5, avec de l’eau jusqu’au ventre dans certaines tranchées, ils perdent 88 hommes. Lors de ces affrontements, le sous lieutenant Boisbouvier est tué, le Lieutenant de Stabenrath grièvement blessé. Ramené par les hommes de Brandon, il mourra des suites de ses blessures.
Le 6 mai, Giap ordonne l'assaut final. Dans la nuit du 6 au 7 mai, la compagnie de Papy et du capitaine Brandon se trouvent sur Eliane 4, submergée comme ses voisines par des vagues de soldats du Viêt Minh. Ils sont capturés alors qu’ils menaient une contre-attaque, le 7 mai 1954. Le 8 mai 1954, après 57 jours de combat auxquels Papy aura participé sans répit durant 47 jours, des milliers de soldats de l'Union Française jonchent le sol de Diên Biên Phu, des milliers de blessés soignent leurs plaies, et déjà, de longues colonnes de prisonniers se forment et s’éloignent… Papy y compris.
« Est-ce le châtiment, dieu sévère ? » Sur les mots de Victor Hugo, la dernière scène du film Diên Biên Phu par Schoendoerffer montre une colonne interminable de prisonniers dépités qui avancent sur les terres salies de la bataille, puis un plan rapproché sur leurs visages meurtris, et ces mots : « celui-ci va mourir, et celui-ci, celui-ci, celui-ci, celui-ci, celui-ci, près de trois-quarts de ces hommes vont mourir, plus de 7700 de ces hommes ne reviendront jamais ». 
 

Le bois qui pleure

« Je remontais dans ma mémoire jusqu’à l’enfance, pour retrouver le sentiment d’une protection souveraine. Il n’est point de protection pour les hommes. Une fois homme on vous laisse aller. »Antoine de Saint-Exupéry

Une bataille pire que Verdun, des pluies d’obus quotidiennes, le fracas des grenades, l'aboiement des mitraillettes, les cris venus des tranchées boueuses, la mort partout sur Diên Biên Phu… et pourtant, un jour, Papy se confia à l’ainé de ses petits-fils, Patrick, qui raconte:

leboisquipleure
Au jardin avec Fabien

- Le jour où il a eu le plus peur de sa vie c'est quand, petits, toi et Fabien êtes partis vous promener dans Lampertsloch jusqu'à chez Line et Georges (pour une tablette de Milka ?) sans avoir prévenu. Papy courait partout, il a dit qu'il n’avait jamais eu aussi peur, c'est pas fou ça ? La guerre, la mort, l'enfer, l'indicible réduit à peau de chagrin devant l'insouciance de deux petits enfants.
Ce jour-là avec mon petit frère, on s’était sûrement invités chez ces voisins âgés sachant très bien qu’ils cachaient une réserve impressionnante de chocolats dans un coffre en bois qui servait également de banc devant la table de leur salon. Line et Georges étaient toujours contents de nous voir et nous gâtaient comme leurs propres petits-enfants, on jouait chez eux au Puissance 4, sans jamais comprendre un mot de ce qu’ils baragouinaient. Enfants, insouciants, portant en nous ce sentiment de « protection souveraine », nous n’avions pas idée du tourment que notre escapade pouvait provoquer chez Papy. Je ne me rappelle pas quelles furent les suites de cette histoire malheureuse, mais je suis sûre que cela ne s’est pas reproduit. L’inquiétude, l’angoisse, la peur sont des mondes intérieurs mystérieux qui ne se partagent pas. Depuis sa guerre, Papy vivait avec une manie anxieuse: il refusait de rouler ou de marcher sur un carton ou un sac sur la route. L'obsession qu'il soit piégé selon mon père. Certains disent que la peur vient avec l’âge. Et bien moi je dis qu’on a l’âge de ce que l’on vit. Une naissance, une mort, un travail, une guerre, autant d’évènements heureux ou difficiles qui font que l’âme mûrit, parfois plus vite qu’elle ne le devrait. A 26 ans, d’une génération qui ne connait pas la guerre à part sur un écran télé, d’un pays où il suffit d’ouvrir un robinet pour que l’eau coule à flot, et potable qui plus est, d’une société tout confort qui ne tend qu’à s’améliorer, d’une famille à l’éducation de qualité et tournée vers le monde, je suis très loin d’avoir compris ce que Papy avait compris au même âge, à Diên Biên Phu. J’imagine facilement Papy dans les mots de Jean-Christophe Buisson, au sujet de Pierre Schoendoerffer qui a connu le même sort : « Schoendoerffer a tout compris ou presque de l’homme durant la bataille de Dien Bien Phu. La guerre, la captivité, l’évasion, l’amitié, le courage, le meilleur comme le pire, le jeune Pierre Schoendoerffer va tout vivre, et survivre, avec la force de ceux qui ont une mission. Sur les 14 000 soldats du camp retranché, seuls 3 290 reviendront. Il est de ceux-là. Témoin parmi les hommes. »

A 26 ans, grâce à mon calepin bordeaux estampillé Union européenne - République française qui fait office de sésame passe-partout, je visite l’Asie du Sud-est pour la première fois. De l’ancienne Indochine française, je parcours le Laos et le Cambodge, sans malheureusement atteindre le Vietnam cette fois-ci, ni le théâtre de la bataille de Diên Biên Phu. Ça n’est que partie remise, car pour des raisons que je ne m’explique pas forcément (peut-être ce que certains appellent le devoir de mémoire), j’aimerais voir ce lieu de mes propres yeux. Si les lieux, la terre, ses collines pouvaient parler, éternels survivants, témoins de l’histoire de l’Homme, qu’auraient-ils à nous dire ? Il parait qu’aujourd’hui à Diên Biên Phu, la vie a repris le dessus, que l’on devine à peine l’horreur passée, qu’au milieu des cultures de maïs, sur le site d’Eliane 2, seul un monument commémore la bataille, celui de Rolf Rodel.
Des traces du passé, héritages de l’Empire Colonial français, j’en observe aujourd’hui de nombreuses dans la région. La langue française est encore présente dans l’administration, sur les panneaux, les bâtiments, et quelques anciens Laotiens et Cambodgiens la parlent très bien. La pétanque a fait une percée incroyable surtout au Laos, où les gens jouent quotidiennement même au fin fond de leur village montagnard. Des baguettes de pain foisonnent dans tous les marchés locaux et le sandwich au pâté est devenu un plat typique. De beaux édifices de caractères à l’architecture française habillent certaines villes. Héritage heureux mais à quel prix ? Pendant près de 100 ans, la France a exercé son influence sur la région, tout en l’exploitant jusqu'à son dernier grain de riz. Opium, sel, riz, poivre, thé, charbon, café, zinc, étain, autant de ressources qui devaient rapporter gros à l’Empire du XXe siècle, sans parler de l’hévéa. L’hévéa indochinois, « le bois qui pleure », et son caoutchouc très précieux vont faire la fortune de la France à l’heure de l’avènement de l’industrie automobile. Ce même hévéa va ensuite être l’emblème du refus de la domination française dans la région, suite aux soulèvements des ouvriers de plantations. La suite, vous la connaissez, des déclarations d’indépendances unilatérales, une guerre, sa fin. La chute de Diên Biên Phu annonce déjà la chute d’un Empire. Et le bois continue de pleurer tandis que Papy, aux côtés de milliers d’autres soldats français prisonniers, entame sa longue marche vers l’enfer.


Captif

« La défaite non seulement divise l'homme d'avec les hommes, mais elle le divise avec lui-même. »Antoine de Saint-Exupéry

700km . La distance entre Lille et Bordeaux. C’est la distance que l’ensemble des prisonniers doit parcourir de nuit pour échapper aux avions français, à travers une jungle hostile, des montagnes escarpées et des rivières souillées, jusqu’aux confins de la frontière chinoise où se trouvent les camps. Plus d’une 20aine de kilomètres est ainsi franchi chaque nuit par les captifs, sur des pistes périlleuses, douchées par les pluies diluviennes de la mousson, un mois durant. Les officiers ont été séparés de leurs hommes avant d’entamer la marche. Plusieurs groupes sont constitués, certains officiers de haut-rang bénéficient au début d’acheminement en camion, les officiers subalternes, eux, marchent tous, par groupe de quarante environ, encadrés par une vingtaine de Bo-doïs. Certains blessés graves sont difficilement brancardés par leurs camarades, les autres blessés ou malades, comme Papy, marchent à leur allure dans un groupe séparé. On sait qu’à certains moments Papy a dû être transporté en camion où il passait ses ongles dans les rainures pour essayer de récupérer un grain de riz. Du riz, la seule nourriture que les captifs connaissent durant l’épreuve. A bout de forces, dans l’épuisement, Papy trouve tout de même de l’énergie pour faire de l’humour et, devant un Bo-doï, propose à un camarade de jouer au nain jaune. Cela lui vaut un coup de crosse sur la tête dont il a toujours gardé la cicatrice. La dernière partie du trajet cauchemardesque se fait de jour car l’aviation française ne patrouille pas dans la zone où se situent les camps. Les officiers, Papy compris, sont internés au tristement célèbre Camp n˚1, un village sanctuaire hors d’atteinte des troupes Françaises et encerclé par une rivière.

Les nouveaux-arrivants de Diên Biên Phu trouvent là-bas des « anciens », prisonniers du Viêt Minh depuis parfois 7 ou 8 ans. Ces anciens ont une importance capitale, car de par leur expérience, tout y est bien rodé et les précautions sanitaires sont scrupuleusement respectées. Quand on lit les récits des uns et des autres, on comprend que la vie au camp est réglée comme un métronome, il y a tout d’abords les corvées, qui sont réparties entre les hommes valides chaque matin : perception de sacs de 20kg de riz à une dizaine de kilomètres pour les uns, à ramener au camp avec les moyens du bord, ramassage de bois pour les autres afin de faire fonctionner les cuisines, coupe de bambous pour les derniers afin d’aménager la salle d’instruction. La salle d’instruction en question sert au matraquage de propagande communiste et à l’endoctrinement politique quasi quotidien reçu par les prisonniers l’après-midi. Au programme selon un ancien détenu : « la paix, la lutte des peuples, les méfaits de la politique capitaliste et impérialiste, la sale guerre d'Indochine, la clémence d'Ho-Chi-Minh (oncle Ho) et du vaillant peuple vietnamien qui, non seulement nous laissaient la vie sauve, mais nous permettaient de vivre et de nous éduquer». Il y avait également des séances d’autocritique où les captifs devaient avouer les crimes commis, souvent imaginaires. Enfin il y avait la rédaction de manifestes contre la guerre menée par l’Union Française en Indochine, à l'intention du commandement et du Gouvernement Français, que beaucoup signent pour faire savoir qu’ils sont toujours en vie. « Présumé prisonnier. » Ce sont les mots inscrits sur le télégramme que reçoivent alors les parents de Papy au sujet de leur fils, depuis leur maison de Lampertsloch. Pendant ce temps-là, leur fils, bel et bien prisonnier, est soumis à un régime rudimentaire à base de quelques gorgées de soupe ou d’une bouette de riz, matin, midi et soir. L’évasion ? Malgré l'absence de barbelés ou de miradors de surveillance, inutile de l’imaginer pour Papy qui est très diminué physiquement, la jungle est de toute façon bien trop hostile, et les distances à parcourir bien trop grandes pour espérer survivre.
Papy est en effet très faible, arrivé blessé et amoindri par la marche infernale, il maigrit, tombe malade, mais n'a droit à aucun soin car il n’y a pratiquement pas de médicaments au camp, la situation pour lui et les autres malades est dramatique. C‘est la spiritualité qui les soulage et conditionne leur survie. Dans la clandestinité, les aumôniers militaires, également prisonniers, réunissent les croyants et les autres autour de prières d’espoir. Papy trouve l’apaisement grâce à l’un de ces aumôniers. Il pense qu’il va mourir, et il émet le souhait de devenir catholique, lui qui était protestant.
- Le père lui avait creusé sa tombe m’avoue Mamy d’un ton tragique. C’est là, sur le point de mourir, qu’il a fait le vœu de se faire catholique. Il pensait vraiment qu’il allait mourir, tu imagines, le père lui avait creusé sa tombe !
Et pourtant, cette tombe reste vide. Papy tient bon ! L’amitié, la fraternité, la solidarité, autant de valeurs humaines présentent au quotidien dans l’adversité du camp, qui démultiplient les forces mentales, et rendent insignifiante l’épuisement physique. La foi, les rêves de libération, l’obsession du retour en France aussi. Les prisonniers, ces guerriers du mental, sont résolus : il faut survivre.

liberation
Il sourit

Vers mi-août, tous sont réunis dans la salle d’instruction en plein-air et apprennent la signature des accords de Genève qui ont eu lieu le 20 juillet, avec pour principe la création de deux territoires libres et indépendants au Vietnam et pour condition l’échange des prisonniers de guerre : la libération est donc imminente. Il n’est plus question de lâcher. Commence une nouvelle marche direction Viétri où les survivants sont livrés à la Croix Rouge Internationale dans un état sanitaire catastrophique. Papy signe un dernier registre de remerciement à l’Oncle Ho pour sa clémence et ses « bons traitements ». Il sourit. Il ne pèse plus que 36kg.


Moustache, l’Africain

« La vérité de demain se nourrit de l'erreur d'hier. »Antoine de Saint-Exupéry

La moustache conquérante, que l’on voit sourire au jour de sa libération, Papy la porte depuis toujours. La légende veut que cette moustache cache une petite cicatrice faite par son frère ainé alors qu’il jouait avec un pistolet à pétard. Je dis bien la légende car, aucun de nous n’avons jamais vu Papy sans moustache. C’est au Maroc qu’on commence à le surnommer ainsi, « Moustache » ou « Belle moustache », et cette étiquette lui colle au visage toutes ses années d’Afrique. La moustache lui reste collée au visage et l’Afrique lui reste collée à la peau. Incontestablement, pour nous, Papy n’était pas qu’un Alsacien, c’était aussi un Africain, comme nos pères. Dans la maison d’Alsace, il y avait bien un ou deux tableaux de femmes alsaciennes au mur avec la coiffe à gros nœuds noir, et quelques bols avec nos prénoms décorés de cigognes, mais ça respirait surtout l’Afrique, avec de grandes photos du Maroc, du Niger ou de São Tomé, des pierres semi-précieuses de l’Atlas et des roses des sables du désert, des plateaux marocains en cuivre doré et des tableaux de papillons géants épinglés. Des trésors ramenés par Papy après sa longue carrière africaine. Quand on est né, les cousins, mon frère et moi, trente ans après Diên Biên Phu, c’est en Afrique qu’on allait voir Papy et Mamy en vacances, c’est en Afrique qu’on a fait nos premiers pas, c’est en Afrique qu’on a dit nos premiers mots. Et les histoires d’enfance de nos parents se déroulaient toutes sur ce continent placé sous le signe du soleil. J’en viens à me demander si le choix de Papy de s’expatrier en Afrique est né à Sétif lors de ses premiers sauts en parachute, s’il est né sur Eliane 2 lors des combats auprès des tirailleurs marocains, s’il est né au camp n˚1 dans les paroles d’un aumônier, s’il est né auprès de ses camarades de la Légion étrangère. Quoi qu’il en soit, à son retour d’Indochine, quand Papy apprend par les médecins de l’hôpital militaire du Val-de-Grâce à Paris que la balle ne peut être délogée de son poumon et qu’il n’a plus que 2 ans à vivre, il décide d’entamer une toute autre carrière. Il épouse Mamy du bord de Sèvre, choisit de faire l’Ecole Normale des instituteurs à Parthenay, voit naitre son premier fils et est bientôt muté au Maroc. S’en suit une très belle carrière diplomatique au Niger, Sénégal, Cap-Vert, São Tomé et Mozambique, les 2 ans prédis par les médecins se transforment en toute une vie, mais ça, c’est une autre histoire.


Libéré ?

« Celui-là qui se plaint que le monde lui a manqué, c'est qu'il a manqué au monde. »Antoine de Saint-Exupéry

Sur la feuille de l’Etat des Services de Monsieur Fullenwarth Frédéric, le 6 septembre 1954 marque le jour de sa libération. Mais quelle libération ? Et dans quel état ? Son retour à la Vie se fait très progressivement. Il est tellement mal en point qu’il est rapatrié en radeau jusqu’à l’hôpital Lanessan d’Hanoï où il reste plus de 2 mois sous les soins intensifs des médecins français. C’est là qu’il fait parvenir un télégramme à sa dulcinée des bords de Sèvre : « Suis bonne santé. Hôpital Lanessan. »
- Bonne santé mais à l’hôpital ? Ça voulait bien dire ce que ça voulait dire. Mamy souriante au bout du fil se souvient comme si c’était hier, c’est à partir de là, de ce télégramme, qu’elle commence l’histoire de ses retrouvailles avec Freddy. Ce dernier finit par embarquer depuis Saïgon dans le navire Poincaré à destination de Marseille, le 19 novembre 1954.
- Il devait revenir par bateau, mais là encore il était tellement mal qu’il a faillit être débarqué à Singapour pour être opéré raconte Mamy. Plus tard, il racontera qu’il se tapait la tête contre les murs tellement il souffrait.

Avec Mamy
Avec Mamy

Mamy connaissait la date d’arrivée prévue du Poincaré au port de Marseille, elle prend donc un congé de son travail à la Poste pour que sa sœur et son mari l’emmènent jusque là-bas. Une fois sur place ils apprennent que le bateau aura du retard et ils ne savent plus exactement quel jour il va accoster. Mamy reste alors chez sa sœur à Bézier en attendant. Un matin, alors qu’elle faisait ses courses, elle entend dire que le bateau est en train de débarquer, qu’il est enfin arrivé. Elle presse donc sa sœur Simone, son mari Jean et même leur petite fille Nicole à peine sortie du lit et en pyjama, pour aller à Marseille. C’était le 10 décembre et il y avait une pluie battante. Mais comment retrouver Freddy dans une si grande ville? Leur première idée est d’aller voir à l’hôpital de Marseille. Mais aucun Frédéric Fullenwarth n’y a été admis dans la matinée. Puis ils se disent qu’il est peut-être à la gare. Il y a bien un train en partance pour Strasbourg. Là, sur le quai, ils se mettent tous à sa recherche. Jean qui n’a jamais vu Freddy, tape sur l’épaule des gars en demandant « c’est toi Frédéric ? ». Au bout de quelques tentatives : « oui, c’est moi Frédéric ! ». Ils vont tous deux retrouver Madeleine, car c’est comme ça qu’elle s’appelle Mamy, c’est les retrouvailles tant attendues. Puis Papy part inévitablement pour le Val-de-Grâce, se faire soigner, tandis que Mamy retourne travailler à la Poste de Saint-Maixent.
A l’hôpital parisien, les médecins extraient l’éclat d’obus, le soignent du scorbut et des amibes, par contre, ils ne peuvent retirer la balle logée dans son poumon droit, car ça pourrait lui être fatale. Depuis son lit d’hôpital, il reconnait un jour les pas de son père dans l’escalier, venu depuis Lampertsloch. Ce genre de déplacement était tout à fait exceptionnel à l’époque. On lui annonce enfin qu’il lui reste deux ans à vivre. Il fuit l’hôpital après quelque temps, passe un moment chez ses parents à Lampertsloch, puis s’installe chez Mamy à Saint-Maixent l’Ecole. Une nouvelle vie commence, et comme Freddy est maintenant converti au catholicisme, il épouse Madeleine devant Dieu le 2 juillet 1955.

Un mariage, une nouvelle vie, de nouvelles ambitions, une nouvelle carrière qui se profile, trois fils, Eric, Christophe et Richard, six pays d’Afrique... Mais Papy reste rongé par la gangrène de Diên Biên Phu. A sa libération, personne n’est là pour guérir les maux de la guerre, aucune cellule psychologique pour panser les plaies ouvertes durant la bataille, ni pour soigner le traumatisme de l’emprisonnement. Pire, une France indifférente à ces souffrances, une France dans le rejet de ces combattants d’une guerre trop lointaine, une France qui avait abandonné les héros de Diên Biên Phu à leur sort et ne veut pas en entendre parler après-coup. Alors Papy se renferme sur son histoire, parle très peu de l’enfer vécu, son fils ainé raconte :
- Il ne souhaitait pas raconter cette bataille, même s’il y faisait souvent référence. Je me souviens quand j’étais petit qu’il était hors de question de lui faire manger du riz, qu’il se levait toujours à 4 heures du matin, qu’il n’ouvrait jamais grand la bouche de peur qu’on voit qu’il n’avait plus de dents (après il y avait des appareils ad hoc), qu’un jour je m’en suis pris une parce que j’avais osé plaisanter en sortant quelque chose du style Diên Bien Fufu…
Ils sont nombreux comme Papy à s’être « murés dans le silence, blessés au fond d’eux-mêmes par les conditions d’une captivité inhumaine, mais aussi par l’indifférence qui les entourait. » Jusqu’au jour où…


Libéré !

« Papy, Papy outragé ! Papy brisé ! Papy martyrisé ! Mais Papy libéré ! »Presque Charles De Gaulle

Un jour, on ne sait pas très bien lequel, Papy tourne la page.
Est-ce le jour où son fils ainé entre au prestigieux collège militaire de Saint-Cyr ? Le jour de la naissance de son premier petit-fils ? Le jour de la création d’une association par ses paires de Diên Biên Phu ? Le jour de sa retraite ? Le jour de son retour à Lampertsloch pour vivre dans la maison de son enfance ? Peu importe le jour où Papy est enfin devenu assez serein pour accepter cette réalité, il a finit par trouvé sa liberté, et c’est tout ce qui compte. Dès lors, il raconte, il s’investit, il rejoint les associations d’anciens combattants et d’anciens prisonniers, il fait valoir ses droits de pensions, il se bat avec et pour ses semblables dans la longue lutte pour une reconnaissance matérielle et morale auprès de l’Etat français.

Guyancourt 1997
Avec Eric

Dans nos souvenirs d’enfance, aux cousins, aux frères et à moi, l’ANAPI faisait presque parti de notre vocabulaire. Un jour de vacances dans la maison d’Alsace, Benjamin, le fils ainé de Richard, tombe sur les cartes de visite de Papy et les pins’s de l'ANAPI dans la chambre d'été. Papy lui explique alors qu'on « les a balancé en Indochine tel de vulgaires chaussettes et oubliés, et que l'association a été créée pour conserver le souvenir de ces gens blessés, torturés et morts pour la France ». L’ANAPI qui se bat pour préserver la mémoire des Anciens Prisonniers-Internés-Déportés d’Indochine et la reconnaissance de leur droits, résume aujourd’hui sur son site Internet le point commun entre tous ses membres : Tous ont marché pieds nus sur les routes découpées en « dents de piano », pataugé dans la boue, partagé leurs poux, crevé de faim, de fièvre et de chiasse, et vu mourir tant de compagnons de misère et d’infortune.
Le 8 novembre 1992, Frédéric Fullenwarth est élu président de l’ANAPI Alsace et organise le congrès national de l’association en 1993, réunissant près de 300 personnes à Strasbourg. Il occupe cette fonction au sein de l’association 9 années. Il fait également parti d’autres associations comme la SEMLH (société d’entraide des membres de la légion d’honneur) ou celle des parachutistes de la légion étrangère, et auprès desquels il est parfois très actif.

Il est décoré à de nombreuses reprises, et devient notamment Officier de la Légion d’Honneur sous nos yeux sur les terres de son berceau familial. C’était le 8 mai 1991, 37 ans jour pour jour après avoir été fait prisonnier suite à la chute de Diên Biên Phu, on était tous sur notre 31 fiers comme des coqs de la Gloire de notre grand-père, le ciel alsacien affichait un soleil peu ordinaire. Papy reçoit alors sa médaille honorifique de la main de mon grand-père maternelle, général de l’armée de l’air.
Pour fêter ça, Papy a sûrement confectionné une de ses excellentes choucroutes dont lui seul avait le secret. En épluchant ses oignons devant son petit-fils Patrick, il lui raconte que les oignons étaient parfois sa seule nourriture quand il était prisonnier, parachutés au hasard pour leur venir en aide. Et Papy d’ajouter : « L’oignon fait la force ! »
Papy l’Alsacien, le roi de la choucroute, le jardinier, le bon vivant, le polyglotte, le ronfleur, le joueur de pétanque, le généreux, le blagueur, l’Africain… son journal, son blaireau, sa chapka, sa Xantia, sa moustache, sa Madeleine. Mais aussi Papy le légionnaire, le combattant, le survivant, ce héros...


Remerciements

« C’est tellement mystérieux, le pays des larmes. »Antoine de Saint-Exupéry

Remerciements
Les Fullenwarth

En bus, en bateau, sur les routes de l’Indochine actuelle, je forme d’abords ce récit dans ma tête, je pense mille fois à tout ce que j’aimerais raconter, à ce que je voudrais partager, et tout d’un coup ma gorge se serre, mes yeux se mouillent, un souvenir, un regret, une image, la nostalgie, Papy, une goutte s’échappe parfois et coule sur ma joue, je ne sais pas toujours pourquoi.

- Freddy était très fier de voir Eric rentrer à Saint-Cyr ! S’exclame Mamy toujours à l’autre bout de la planète, à propos de mon père cette-fois.
Papa, l’ainé des trois fils, depuis tout petit déjà, était attiré par le fait militaire. Il se souvient du cendrier en képi blanc qu’ils ont gardé des années, du calot et du képi de son père qui étaient au grenier et qu’il s’amusait à porter alors qu’il était tout petit pour aller saluer les militaires qui passaient dans la rue à Saint-Maixent, où il est né le 18 janvier 1957. Si j’ai pu écrire tout cela aujourd’hui, c’est grâce à lui, Papa, le petit africain déguisé en légionnaire, devenu militaire de carrière. Il s’est intéressé au passé de Papy, a rencontré ses camarades de combat, a bien connu certains descendants de ses confrères d’arme, a lu de nombreux récits sur Diên Biên Phu, a suivi de près l’action menée par les survivants dans leur combat pour la reconnaissance. C’est bien simple, lors de ma rédaction, si j’avais une question, Papa avait la réponse, et plus encore, des documents, des photos, des cartes à l’appui.
Mamy, finalement, est la seule à tout savoir. Réellement. Elle m’a beaucoup touchée car plusieurs fois depuis sa « machine », elle m’a apporté son souvenir propre, un témoignage du cœur, habillé d’émotions, qui a ajouté de la vie à mon récit au delà des simples faits.
Mes oncles, chacun à leur manière, ont su m’encourager quant à Patrick et Benjamin, avec leurs anecdotes, ils ont fait revivre mes propres souvenirs de Lampertsloch, qu’ils sont doux ces souvenirs d’enfance!
- On n’a pas eu 50 ans de mariage, s’attriste Mamy.
Non, il n’y a pas eu vos 50 ans de mariage, mais depuis ce 10 décembre pluvieux sur un quai de la gare de Marseille, ce sont 47 années de bonheur qui se sont écoulées ensemble, embellies par trois fils incroyables, et maintenant huit petits enfants pleins d’étincelle dans les yeux, qui portent fièrement le flambeau Fullenwarth pour toujours !


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