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Programme Louvois: ces soldats à la merci d'un logiciel

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Par publié le 04/10/2013

Soldes à zéro, primes oubliées, trop-perçus exorbitants... Avec retard, l'armée tente de réparer les dégâts causés depuis deux ans par Louvois, un système de paie défaillant, qui met à mal le lien de confiance entre les militaires et leur institution. 

Angélique Le Garrec et son mari, sous-officier de l'armée de terre. Il a de gros problèmes de soldes depuis l'apparition du programme Louvois pour la solde des soldats français.

Jean-Paul Guilloteau pour L'Express

Devoir de réserve oblige, c'est elle qui raconte, tandis que son époux, capitaine dans l'armée de terre, s'est éclipsé chez le coiffeur. Sur le canapé, leur petit garçon joue avec un iPad. Cheveux noirs, regard droit, Isabelle (le prénom a été modifié) s'est assise à la table du salon. Des cartons encombrent les pièces: la famille vient de rentrer d'Afrique après deux ans en mission. 

"Tout allait bien, explique-t-elle, avant janvier 2013. Ce mois-là, pour la première fois, l'armée n'a pas payé mon mari. Selon Louvois, le nouveau calculateur de la solde, c'est nous qui devions 17 000 euros." L'incident se reproduit en février: l'officier demande une avance. En mars, les erreurs sont réparées, mais, le mois suivant, rien. Pas un centime. En mai, retour à la normale. En juin, il reçoit l'équivalent de deux mois de salaire, puis, en juillet, le compte est bon, mais la fiche de paie mentionne le rattrapage d'une prime qui, selon Isabelle, "ne correspond à rien". En août, le jackpot: plus de 77 000 euros semblent tomber du ciel... Avec tout cet argent qui ne leur appartient pas sur leur compte courant, Isabelle ne dort plus. "Nous risquons de payer des impôts pour rien, car nous n'avons aucun justificatif, s'alarme-t-elle. Je souhaite rembourser au plus vite, et j'attends du ministère qu'il envoie une fiche récapitulative de notre situation. Avec seulement deux bulletins corrects, comment savoir ce que nous devons?" 

C'est un combat pour lequel les militaires n'étaient pas préparés, face à un adversaire intérieur coriace, sournois et imprévisible. Deux ans déjà que certains sont confrontés à un logiciel, Louvois, un calculateur fou et erratique qui traite - ou maltraite - la paie de l'armée de terre, de la marine et du service de santé des armées, soit plus de 200 000 personnes (2). L'acronyme, pour "logiciel unique à vocation interarmées de la solde", fait référence au marquis de Louvois, secrétaire d'Etat à la Guerre de Louis XIV, lequel a interdit les pillages admis jusqu'alors, afin de compenser les retards dans le versement des soldes - hommage désormais teinté d'ironie. 

Soldes à zéro, primes oubliées ou payées deux fois, trop-perçus exorbitants, rappels erronés, calculs de CSG faux, virements sur des comptes anciens, cumuls farfelus: les dysfonctionnements sont innombrables et touchent tous les niveaux, du soldat de base au général. "D'un mois sur l'autre, les difficultés ne sont jamais les mêmes, remarque un expert du commissariat des armées, à Rambouillet (Yvelines). 1 000 bogues environ ont été identifiés, et nous en réglons entre 100 et 150 par mois. Problème: à chaque défaut résolu, le système en crée un nouveau..." 

130 millions d'euros de trop-perçus

Ce fiasco inouï est un "désastre" et une "débâcle technique et administrative", selon les termes du ministre de la Défense, qui a hérité du logiciel lancé par ses prédécesseurs. Jean-Yves Le Drian a ordonné la mise en place d'un plan d'urgence en octobre 2012, après avoir été interpellé vivement par des soldats non payés. Une première enveloppe de 30 millions d'euros, destinée à fournir des avances aux militaires dans l'embarras, atteint aujourd'hui 42 millions d'euros. Environ 70 000 personnes auraient perçu des indemnités en trop, pour un montant estimé à 130 millions d'euros. L'administration vient d'envoyer un courrier à 7 000 d'entre eux, leur proposant des solutions échelonnées de remboursement. Mais 25 000 de ces bénéficiaires involontaires ont quitté l'armée... "Nous pensons qu'il faudra sept ans pour récupérer la totalité de ces sommes", indique-t-on au cabinet de Le Drian, qui surveille le dossier comme le lait sur le feu. 

Charles-Henry Cellier, 43 ans, ancien instructeur de tir, a quitté l'armée.

Charles-Henry Cellier, 43 ans, ancien instructeur de tir, a quitté l'armée.

Jean-Paul Guilloteau pour L'Express

Officiellement, le pic de la crise est passé et la majorité des 130 000 cas en souffrance, identifiés lors de la bascule vers Louvois, ont été traités. Mais le système n'est toujours pas fiable. Habitués à se taire, les militaires qui appellent le numéro vert de la cellule d'assistance commencent à s'impatienter. Ce matin de septembre, un sergent en colère est en ligne : "J'attends depuis bientôt deux ans le versement d'une prime de 1 300 euros liée à un séjour outre-mer et, là, je reçois une lettre qui me réclame 142 euros de trop-perçu sans explication, lance-t-il à une jeune téléopératrice en treillis. Ça commence à devenir un sketch, votre truc ! Vous êtes rapide pour demander mais trop long pour donner ! Je paierai quand on m'aura réglé." Parfois, l'interlocuteur hurle pendant plusieurs minutes, à bout de nerfs. D'autres s'effondrent en larmes. 

L'armée de terre et ses 170 primes

Installé dans une caserne à Rambouillet, le centre téléphonique, ouvert il y a un an, réunit une vingtaine de personnels, civils et militaires. Leur rôle: faire remonter les dossiers individuels jusqu'aux experts de la solde, situés au centre de traitement de Nancy (Meurthe-et-Moselle). Environ 56 000 appels ont été reçus ici. Deux jours par semaine, des réservistes fiscalistes dispensent des conseils ; une convention a été établie avec Bercy et, en principe, les intéressés pourront déclarer le montant qu'ils auraient dû percevoir. Grâce à cette cellule de crise, 84 % des quelque 17 000 anomalies signalées depuis un an ont été réglées, selon les statistiques du service. La plupart concernent l'armée de terre et ses 170 primes différentes, variables selon les mutations, les opérations extérieures, les séjours outre-mer... 

A Rambouillet, le centre téléphonique de crise a reçu 56 000 appels en un an.

A Rambouillet, le centre téléphonique de crise a reçu 56 000 appels en un an.

Jean-Paul Guilloteau/L'Express

Chaque jour apporte son lot de mauvaises surprises. Ainsi ce légionnaire qui, l'an dernier, a déclaré un revenu de 200 000 euros ! Culture légion oblige, il n'a pas osé contester le montant indiqué sur sa fiche... Ce matin-là, un adjudant appelle, secoué par un titre de perception comminatoire des services fiscaux: le voilà obligé de régler 12 500 euros à cause d'une indemnité perçue deux fois. "C'est un phénomène nouveau, confie l'opératrice, embarrassée. Normalement, il aurait dû recevoir un échéancier." Elle lui conseille de demander un sursis de paiement le temps d'étudier son cas. Quelques minutes plus tard, un caporal-chef s'inquiète de ne pas voir arriver une prime de 14 000 euros attendue depuis douze mois. Sa femme ne travaille pas et ils ont un enfant à charge. 

Tous les appels sont différents, car aucune situation ne ressemble à une autre. Beaucoup sont divorcés, remariés, une ou deux fois, avec des enfants pour lesquels l'armée, bonne fille, verse des indemnités, souvent importantes. Autrefois, pour traiter ces milliers de cas particuliers, les "décompteurs" des anciens centres territoriaux d'administration et de comptabilité (CTAC) tricotaient du sur-mesure. Mais le système était gourmand en personnel et onéreux. Avec la réorganisation du ministère, entamée à marche forcée en 2008, ces civils qualifiés ont disparu - 750 postes ont été supprimés, l'équivalent d'un petit régiment. Louvois a pris le relais, sans filet de sécurité, sans plan B, comme le dénoncent, dans un rapport publié récemment, les députés Damien Meslot (UMP) et Geneviève Gosselin (PS) (voir l'encadré page suivante). Au fil des mois, la machine s'est emballée, provoquant le chaos dans des familles parfois sommées de justifier leurs droits. 

La vie de l'adjudant Charles-Henry Cellier, 43 ans, a basculé dès la mise en route du système. "J'ai jonglé", glisse-t-il, les yeux humides, dans un restaurant d'Auxonne (Côte-d'Or), où cet ancien instructeur de tir travaille aujourd'hui sur un chantier ferroviaire. Quand il évoque son métier d'avant, la fierté dissimule des regrets enfouis : "En matière de tir, j'étais une sommité. Des copains du GIGN m'appellent encore pour un avis." L'homme boit une gorgée de savigny-lès-beaune, un bourgogne fin qu'il ne pouvait plus s'offrir l'an dernier, lorsque sa solde de 2 500 euros est passée subitement à zéro, puis à 1 300 euros. Victime des bogues de Louvois, le sous-officier est entré en conflit avec l'armée, qui lui a réclamé 54 000 euros d'arriérés à cause d'un supplément familial de solde qu'il touchait depuis huit ans pour ses trois enfants nés d'un premier mariage. Il s'indigne : "On m'a traité de voleur, alors que le jugement de divorce m'accorde les droits. Tout à coup, je n'étais plus dans les clous." 

Le bon vin, l'abonnement à Canal +, les téléphones portables des enfants... Le couple réduit son train de vie. "J'aimais bien acheter des fleurs à ma femme, raconte-t-il. Au lieu d'être contente, elle s'est mise à m'engueuler." Malgré un banquier compréhensif et un prêt de 5 000 euros à taux réduit, l'adjudant cesse peu à peu de payer le téléphone, l'électricité puis le loyer. Un samedi, à 7 heures du matin, des huissiers frappent à sa porte. Le numéro vert ? "J'ai attendu vingt minutes, puis j'ai dit : "Mort aux cons !"" Sans Louvois, Charles-Henry serait peut-être resté instructeur. Avec son indemnité de départ, il a remboursé ses dettes et réparé sa voiture. Aujourd'hui, il entend récupérer son préjudice par la voie judiciaire. 

Pendant les premiers mois, personne n'a mesuré l'ampleur des dysfonctionnements du logiciel, pensant qu'ils étaient isolés. Au sein de l'institution militaire, plus qu'ailleurs, seule la voie hiérarchique permet de faire remonter les problèmes. "La mise en place de Louvois était une de nos préoccupations, souligne un colonel. Mais, depuis la réforme de 2008, les patrons de régiment, comme moi, n'ont plus la main sur la paie et les ressources humaines en général." Face à la multiplication des demandes, le système D a prévalu : certains chefs de corps ont puisé dans la caisse d'entraide sociale, d'autres ont distribué des bons alimentaires pour compenser les retards dans les versements. "Pour un soldat qui revient d'une zone de conflit, il est humiliant de décrocher son téléphone pour expliquer qu'il n'arrive plus à remplir son frigo", ajoute Nicolas Bara, un ancien marin, président de l'association Militaires et citoyens. L'armée française interdisant tout ce qui ressemble à un syndicat, des épouses courageuses sont alors montées au front sur Internet. Ce qui a surpris l'institution, laquelle en a prié certaines de se taire... Avant que le chef d'état-major de l'armée de terre, Bertrand Ract-Madoux, inquiet du moral des troupes, ordonne, en mars 2012, à tous les chefs de corps de veiller tout particulièrement sur le personnel victime de Louvois. 

Sur la page "Soucis de soldes militaires, battons-nous !", hébergée par Facebook, "sergent-chef Angélique", une trentenaire tonitruante, a adopté le grade de son mari, mécanicien dans l'armée de terre. "Quand je l'ai épousé, on m'a dit que je faisais partie du paquetage", plaisante Angélique Le Garrec, 1,60 mètre, 40 kilos. Au ministère de la Défense, la jeune femme frêle et filiforme, au ventre arrondi par la grossesse, a acquis un surnom affable : le pitbull... "Quand je mords, je ne lâche pas", admet la porte-parole de Militaires et citoyens, qui a connu les mêmes désagréments que les autres : soldes nulles, primes erronées, cumuls aberrants, trop-perçus. Sa mère, gardienne d'un immeuble à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), a dû lui prêter 3 000 euros. Angélique a tellement râlé que le ministère lui a proposé d'intégrer le "groupe d'utilisateurs", chargé d'améliorer la qualité du service de la solde, où deux épouses représentent les conjoints au côté de tous les chefs de service. Le dialogue existe désormais, reconnaît-elle, avant de préciser : "On ne me fera pas taire." 

Dissimulations en haut lieu

Angélique a ouvert sa hotline bien avant la création du centre d'appels de Rambouillet, restant pendue au téléphone jusqu'à soixante-dix heures par mois. Avec Nicolas Bara, elle a alerté les médias, écrit à tous les députés ainsi qu'aux candidats à l'élection présidentielle. Le 10 mars 2012, elle a aussi organisé une manifestation d'épouses en colère devant le ministère, avant que deux conseillers du cabinet du ministre Gérard Longuet les reçoivent. Elle l'affirme : "Personne ne pouvait l'ignorer." 

Le 11 mars, le candidat François Hollande glisse une allusion aux problèmes dans le versement des soldes dans un discours sur la Défense. Et puis... rien ! La présidentielle semble avoir tout gelé. Jusqu'au 17 septem-bre 2012, à Varces (Isère), où des soldats désespérés prennent à part Jean-Yves Le Drian, lequel, dès son retour à l'hôtel de Brienne, sonne le branle-bas de combat, rompant un an de déni. Au passage, Le Drian comprend que certains de ses grands subordonnés lui ont dissimulé la réalité. "Dans le dossier remis au ministre lors de sa prise de fonction, la fiche Louvois avait disparu, révèle un haut gradé. L'administration l'avait expurgée... Certains mériteraient d'être pendus par les pieds. Pour commencer !" 

Le général Elrick Irastorza,ancien chef d'état-major de l'armée de terre (ici, en 2011), auditionné par l'Assemblée :

Le général Elrick Irastorza,ancien chef d'état-major de l'armée de terre (ici, en 2011), auditionné par l'Assemblée : "L'affaire ébranle l'édifice plus qu'il n'y paraît."

Le système peut-il être réparé ? Tous en doutent. Faut-il le remplacer par un nouveau progiciel ? Cela nécessiterait un délai de trois ans, au minimum. Un audit doit prochainement être remis au ministre de la Défense, qui pourrait prendre une décision d'ici à la fin de l'année. En attendant, les militaires sont invités à prendre leur mal en patience. 

Au-delà du raté informatique et de son coût - plusieurs centaines de millions d'euros, selon les députés -, le scandale laissera des traces. "On se sent tous lésés, remarque un soldat. L'administration oublie que nous sommes aussi des citoyens." Un autre s'énerve : "Imaginez la même chose à la SNCF ou chez les profs, la France s'arrête. Nous, on doit fermer notre gueule." La confiance a été abîmée, confirme un ancien chef de corps. "C'est grave, car c'est durable, insiste-t-il. Les militaires sont des garçons disciplinés, loyaux, fidèles, courageux. En principe, ils n'ont pas à se soucier de savoir si la solde va tomber." Les effets de cet épisode sont d'autant plus dévastateurs que Louvois est, de fait, un problème propre à l'armée. Or celle-ci a longtemps fermé les yeux sur la crise. D'où des questions nouvelles sur le dialogue social. "La contradiction organisée n'est pas dans la culture militaire française", souligne Nicolas Bara, qui plaide pour une collaboration assumée avec les associations. "L'affaire Louvois ébranle l'édifice plus qu'il n'y paraît, a prévenu le général Elrick Irastorza, ancien chef d'état-major de l'armée de terre, lors de son audition à l'Assemblée nationale. Les armées sont, par nature et par construction, obéissantes. Il ne faudrait pas qu'elles arrivent à percevoir cette force comme une vulnérabilité." 

À qui la faute ?

Après six mois d'enquête et d'auditions houleuses, le rapport des députés Damien Meslot et Geneviève Gosselin-Fleury, présenté le 11 septembre devant la commission de la Défense de l'Assemblée nationale, pointe une série de "manques inadmissibles" : défaillance intrinsèque du calculateur, pilotage insuffisant de la direction des ressources humaines et du cabinet de l'époque, télescopage des réformes, inertie bureaucratique, impunité "générale"... Trois hauts responsables sont dans le collimateur des élus : l'ancien directeur des ressources humaines du ministère, l'ex-secrétaire général pour l'administration et un ancien directeur adjoint de cabinet. Deux d'entre eux ont déjà changé d'affectation sur ordre du ministre. En toile de fond, c'est la réorganisation tous azimuts des armées qui est dénoncée. "La course effrénée à la réduction des effectifs a tenu lieu d'idéologie, s'emporte Damien Meslot. Les clignotants étaient au rouge et ont été ignorés. Cela doit nous servir de leçon : si on continue à sabrer dans le budget consacré à l'administration générale, cela aura aussi un impact sur la capacité opérationnelle des forces. Ce problème renvoie, en réalité, à l'armée que nous voulons pour la nation." 

 

(2) Prudente, l'armée de l'air a repoussé sine die son raccordement au logiciel Louvois, qui a remplacé, à partir d'octobre 2011, les systèmes de paie propres à chaque armée. Quant à la gendarmerie, elle continue d'utiliser sans souci son calculateur, le même que l'ancien de l'armée de terre, présenté comme obsolète... 


Traduction

aa
 

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