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Hommage à Schoendoerffer

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Mai 2012 propos recueillis par Marc Charuel

Ce visage de svelte et juvénile officier incarné par Jacques Perrin dans la 317e Section (1965), le premier chef-d’oeuvre cinématographique de Pierre Schoendoerffer (1927- 2012), son film fondateur, inspiré par son expérience indochinoise, traverse les siècles. Il est le visage européen du soldat éternel, héritier des héros de l’Antiquité et du Moyen Age, guerrier endurci et pudique, mais aussi souffrant et fragile, témoignant d’une sorte de vertu sacrificielle. Héros mais pas surhomme. Il nous parle fraternellement. Cameraman de l’armée française en Indochine, « rapporteur de guerre », documentariste, romancier, cinéaste, Pierre Schoendoerffer, qui vient de disparaître, laisse une oeuvre unique. Les guerres d’Indochine et d’Algérie en constituent, pour l’essentiel, la toile de fond. Il les a filmées comme personne, à hauteur humaine, sans pathos, sans idéologie. Sur cette toile, il a composé un chant douloureux et lumineux à la mémoire d’hommes devenus des réprouvés, et voués à la solitude, pour être restés fidèles aux valeurs et aux rêves de leur enfance dans un monde occidental gangrené par l’utilitarisme marchand.

Signe étrange du destin : Pierre Schoendoerffer s’est éteint le 14 mars à six heures du matin. Soit – au jour et à l’heure près – cinquante-huit ans, exactement, après que les premiers soldats français commençaient à tomber dans la cuvette de Diên Biên Phu. Le Spectacle du Monde se devait de lui rendre hommage.

Étroitement associé à l’oeuvre du cinéaste depuis la 317e Section, Jacques Perrin demeure celui qui, avec Bruno Cremer, incarna de façon emblématique la figure du héros selon Schoendoerffer. Il évoque son ami pour le Spectacle du Monde.

Comment avez-vous rencontré Pierre Schoendoerffer?

Grâce à Georges de Beauregard avec qui j’étais très ami et qui avait produit ses deux premiers films, Ramuntcho et Pêcheur d’Islande. Pierre préparait le tournage de la 317e Section, consacrée à la fin de la guerre d’Indochine, et il cherchait des gueules qui soient significatives. Parce qu’il voulait réaliser un film documentaire. Un film sans vraiment d’autre histoire que le vécu. Et le vécu se voit sur les personnages. Il souhaitait cela. Or, j’étais très loin d’avoir ce physique, ce visage angulaire, décharné de ceux qui avaient fait l’Indochine. J’étais trop poupin. Il fallait que je perde du poids. Je lui ai demandé quinze jours pour me préparer et je suis revenu le voir avec dix kilos de moins. Pierre cherchait toujours ses acteurs. Il n’avait d’ailleurs pas encore choisi Bruno Cremer. Dix jours avant le début du tournage ! Il était tellement heureux de pouvoir faire son film, qu’il n’avait même pas eu encore le temps nécessaire pour y penser.

La première chose que m’a dite Pierre, c’est : « Si vous êtes capable de vous discipliner, de faire un effort pour essayer de correspondre au personnage, je vous prends. Mais je vous préviens tout de suite, je ne veux pas de plaintes, je ne veux pas qu’on me raconte le soir qu’on est fatigué, je ne veux pas qu’on me dise un jour que c’est trop difficile. Vous acceptez ou pas. On dormira dehors, en pleine mousson, et ce sera comme ça. Est-ce que ça vous va ? ». Il a pris cinq minutes pour me l’expliquer. Quand vous avez vingt ans et qu’on vous propose une telle chose, comme si l’on vous disait de faire le tour du monde et de passer par le Cap Horn, vous acceptez immédiatement. C’était une occasion formidable.

Ensuite, j’ai rencontré Cremer à notre arrivée à Phnom Penh. Nous sommes restés quelques jours à l’hôtel Royal et puis nous sommes partis faire le film. Je connaissais à peine l’histoire de cette région. Et entre nous, on n’en parlait pas. On ne parlait d’ailleurs jamais politique avec Pierre. Il ne m’a jamais raconté le contexte de cette guerre d’Indochine pas plus qu’il n’a évoqué l’histoire du corps expéditionnaire avec moi. Ce qui l’intéressait vraiment, c’était les hommes. Le portrait qu’il pouvait en faire. Pour lui qui l’avait connue, la guerre n’était qu’une convention. L’important, c’était le destin des hommes, la façon dont ils souffrent et, au bout de ces souffrances, la solidarité les uns avec les autres, et ce que les combattants pouvaient faire de leur propre vie. C’était de repérer immédiatement dans la nature humaine ce qu’elle a de bon ou de mauvais. Là où il y a du courage, là où il n’y en a pas. C’est de cela dont il parlait.

Vous avez tourné avec lui la 317e Section, le Crabe-tambour, l’honneur d’un capitaine, Là-Haut. Vous étiez son acteur fétiche ?

Oui et non. Je crois qu’on s’estimait beaucoup. Il avait de l’amitié pour moi. Pas de l’affection, c’est quelque chose qui ne lui ressemblait pas… Mais une grande amitié et de très beaux souvenirs. Cela dit, il avait pensé pour le Crabe-Tambour à un autre acteur – qui a refusé –, et Pierre m’a de nouveau choisi. Il ne s’agissait pas de fidélité, mais d’un plaisir et d’une volonté renouvelés. Ce n’était pas parce que les choses étaient établies une fois pour toutes, que l’on appartenait à une chapelle, que nous étions complices, non. Rien n’était entendu d’avance. C’était à chaque fois une nouvelle aventure. Et une autre réflexion sur la condition humaine et le destin des hommes. Bien sûr, Pierre se souvenait de moi, mais pas au point de dire: « Ah, ce sera Jacques. »

Malgré ce que vous dites, sa 317e Section a été primée en partie grâce à vous et à Cremer.

Le film a été récompensé surtout grâce à Pierre. Grâce au talent de Pierre. Moi, j’étais bien parce que j’avais l’apparence de mes vingt ans. Mais Cremer en Willsdorff était extraordinaire. Il en avait la gueule, les tics, la gouaille, lui qui n’avait rien de militaire. Il a été un prodigieux acteur. Je me rappelle combien j’étais impressionné devant lui, devant ses attitudes, ses colères… Même Pierre était époustouflé. Moi je n’avais que ma jeunesse pour incarner l’innocence d’un jeune Saint-Cyrien.

Qu’est-ce qui, selon vous, aura le plus compté dans l’oeuvre de Pierre Schoendoerffer?

Je crois qu’il y a une phrase qu’il utilise dans le Crabe-Tambour: « Qu’as-tu fait de ton talent ? ». Et c’était l’interrogation qu’il avait devant tous les gens. Il a connu des périodes exceptionnelles pendant la guerre. Il a pu observer ses camarades, ceux qui sont allés au bout d’eux-mêmes. Et les autres qui ont flanché, mais dont il parlait très peu. Ce qui était important pour lui, c’était ce talent de correspondre à la promesse donnée, aux engagements pris, sans y déroger. En choisissant d’aller en Indo, puis d’être reporter de guerre (en Algérie), il était devenu comme un peintre de l’expression et de la douleur. Raison pour laquelle ses films sont si forts. Il disait une chose : vous pouvez filmer la guerre de n’importe quelle façon, sous n’importe quel angle, peu importe, le document sera toujours formidable. Parce que l’authenticité est devant vous. Peut-être que vous ne verrez pas tout, en tout cas ce sera vrai. Il était en quête permanente d’être devant la vérité. Que ce soit dans la 317e Section, l’Adieu au roi ou dans le Crabe-Tambour, il aura été dans cette recherche constante. Celle de l’homme capable de se dépasser, quel qu’il soit. Il faut se rappeler l’un des derniers dialogues de la 317e Section entre le lieutenant et l’adjudant :

– C’est dégueulasse.

– Pourquoi dégueulasse ? C’est la guerre. Et ils savent la faire. Chapeau !

Voilà Schoendoerffer. Il célébrait la valeur du combattant. Y compris l’adversaire. Tous ceux qui avaient fait le choix de l’engagement. Quand on se combat, on se respecte, aussi. Cette approche, il l’avait dans la vie de tous les jours. Il était attentif à tout et à tous, et il ne voulait surtout pas se tromper. Il voulait dire la chose juste. Vous savez, il était très lié à Bodard et à Kessel. Ce n’était pas par hasard. C’étaient des gens qui observaient. Comme eux, Pierre était en quête permanente afin de comprendre le destin et ne pas le refuser. Quand on se voyait, il pouvait rire de l’horreur, parce que cela fait simplement partie de la vie et qu’il n’en avait pas peur.

Quel Schoendoerffer vous attire le plus : l’écrivain ou le cinéaste ?

L’Adieu au roi est un livre magnifique. Dans Là- Haut, quand l’aventure de la vie rencontre le mythe et que cela se perd dans les brumes de la haute région, c’est sublime. Comme lecteur, j’ai été conquis. Quant à ses films, je crois qu’il nous a toujours étonnés. A chaque fois, on lui a dit que c’était ce qu’il avait fait de mieux, et chaque fois c’était mieux encore. Ses livres comme ses films ont cette qualité extraordinaire de toujours toucher juste. Que ce soit la réalité ou le rêve. Pareil avec le milieu, la nature. Il l’a magistralement décrite. Sa manière de raconter la jungle, les ombres de ces arbres gigantesques qui accompagnent le pas des combattants…

Pas croyable !

Quel rapport entretenait-il avec l’Histoire ?

Il était nourri de Kipling, de London, de Conrad, du siècle des Lumières et des découvreurs. Il aimait les traces. Le sillage des choses. Et de temps en temps, parce qu’il était un grand littéraire, il faisait des phrases. Je me rappelle l’une d’elle : « Hormis la défaite, rien n’est plus triste que la victoire. » Je crois que, quand il a moins voyagé, et qu’il a cessé d’aller sur les terrains de guerre, il poursuivait encore sa réflexion sur la condition humaine depuis les plages de Bretagne. Il était hanté par les personnages rencontrés autrefois, et qui devenaient des fantômes. Il a toujours été fidèle à la présence de ses amis disparus au cours des combats, et en parlait toujours comme si c’était hier. Comme si, lui, avait eu la malchance de survivre. Il ne se le pardonnait pas. J’ai été surpris quand il a fait son film sur Diên Biên Phu. Je connaissais son projet, mais je savais que cela lui posait presque un cas de conscience. Retourner là où ses camarades étaient tombés, aller fraterniser avec l’ennemi d’hier… Et puis, le rêve de reconstituer ce qu’il avait vécu a été plus fort.

Pierre Schoendoerffer était-il vraiment la voix de l’armée française, ou d’une certaine idée de la France ?

De l’armée française ? Je ne le pense absolument pas. Mais d’une certaine France, oui. Parce qu’il s’était engagé pour la France. Je me souviens du jour où il avait reçu la croix de Commandeur de la Légion d’honneur. On ne pouvait pas rigoler de la France, ce jour-là. Avant d’être décoré par Jacques Chirac, il a fait le tour des Invalides et là, j’ai vu Pierre qui avait de nouveau vingt ans. La façon dont il marchait, la tête au vent. Mais surtout, la tête dans les souvenirs, dans les rizières, dans la jungle. C’était formidable. Eh bien, c’était une idée de la France qu’il portait avec lui ce jour-là. Celle d’un rêve évanoui qui se poursuivait.

Mais qu’est-ce qu’on n’a pas entendu à propos de la 317e section, par exemple! Un épouvantable film de droite! Pendant des années. Puis, y a-t-il eu réconciliation entre le citoyen et les aventures coloniales ? Ces critiques ont un jour cessé, comme si la barrière des vieilles idéologies tombait enfin. Mais ça n’a pas été simple non plus avec l’armée elle-même. Quand il a réalisé l’Honneur d’un capitaine, certains responsables militaires lui ont carrément reproché d’avoir commis une « erreur » – pour dire gentiment les choses.

Quels sont vos meilleurs souvenirs avec lui ?

Indiscutablement pendant la 317e Section. La chance qu’il m’a offert de partager un peu cette partie de sa vie. Et le plaisir que j’avais après le tournage de le retrouver avec ses compagnons de route évoquer ce qu’était cette terre qu’ils aimaient tant. Ce Vietnam qui leur tenait aux tripes. Son Indo: les rivières, les cascades, les rizières, les singes hurleurs. Vous croyez qu’il parlait de la guerre avec les anciens? Qu’il refaisait la colo? Mais pas du tout. Les grands souvenirs de guerre de ces types, c’était la nature exubérante de ces pays de sortilèges qui les avaient envoûtés, et dont Pierre me transmettait son amour.

Avec la disparition de Schoendoerffer, n’est-ce pas un peu de la mémoire du pays qui se fige ?

Oui. Je crois que le manque que l’on ressent aujourd’hui, au plan individuel, avec la disparition de quelqu’un aussi estimable que lui, se prolonge dans la nation entière. L’hommage qui lui a été rendu par le Premier ministre aux Invalides était admirable. Admirable et mérité. Il y avait les deux choses : son passage dans notre histoire, en sachant que notre histoire n’est belle que parce que de magnifiques témoins comme lui la révèlent, et en même temps cette interrogation terrible : Pierre, où es-tu ? Pierre aura été un modèle pour beaucoup. C’était une sorte de statue vivante. Je pense à Jean Rochefort que j’ai vu aux Invalides. Il était comme moi, ému, marqué, c’est peu de le dire. C’est le difficile apprentissage de la solitude qui commence.


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