AALEME

Légionnaire toujours...

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2010





 

A peine avions-nous fait quelques pas, nous aperçûmes tout à coup, sur un monticule à droite et en arrière de nous, les cavaliers mexicains massés, sabre au poing et s'apprêtant à charger. ils avaient remis leurs vestes de cuir sur leurs épaules, et nous les reconnûmes très bien; le coup de feu de leur vedette les avait appelés. A cette vue, le capitaine Danjou, ralliant les deux sections de l'escouade d'arrière-garde, nous fait former le carré pour mieux soutenir la charge; au milieu de nous étaient les mulets; mais les deux maudites bêtes, pressées de tous les côtés et regrettant leur ancienne liberté d'allures, ruaient, faisaient un train d'enfer; force nous fut de leur ouvrir les rangs, et ils partirent au triple galop dans la campagne, où ils n'allaient pas tarder à être capturés.

Les ennemis avaient sur nous l'avantage du lieu, car le terrain, plan et dégarni aux abords de la route, favorisait les évolutions de leur cavalerie; au petit pas, ils descendirent le coteau, se séparèrent en deux colonnes afin de nous envelopper, et, parvenus à 60 mètres, fondirent sur nous avec de grands cris.

Le capitaine avait dit de ne point tirer: aussi les laissions-nous venir sans broncher, le doigt sur la détente; un instant encore, et leur masse, comme une avalanche, nous passait sur le corps; mais, au commandement de feu, une épouvantable décharge, renversant montures et cavaliers, met le désordre dans leurs rangs et les arrête tout net. Nous continuions le tir à volonté. ils reculèrent.

Sans perdre de temps, le capitaine nous fait franchir un petit fossé garni d'une haie de cactus épineux, formant clôture, qui bordait la route sur la gauche et remontait jusqu'à Camaron.

Outre que cet obstacle devait arrêter l'élan de la seconde charge, nous espérions atteindre les bois, dont on apercevait la lisière à 400 ou 500 mètres de là! et sous leur couvert regagner Paso deI Macho sans encombre. Le tout était d!y arriver.

Par malheur! une partie des Mexicains nous avait déjà tournés par le nord-est de la hacienda; les autres avaient essayé de franchir la haie de cactus! mais leurs chevaux! pour la plupart! s'étaient dérobés. Une seconde fois! nous nous formâmes en carré, et comme les assaillants étaient moins nombreux, comme ils ne chargeaient plus avec le même ensemble, nous soutînmes cette attaque encore plus résolument que la précédente. Ils reculèrent de nouveau.

Cependant! notre situation devenait critique. Rejoindre les bois? il n'y fallait plus songer: la hacienda au contraire était peu éloignée; avec du sang-froid, du bonheur aussi, nous pouvions nous y réfugier, et tenir derrière les murs! jusqu'à l'arrivée probable d'un secours.
 
Le parti du capitaine fut bientôt pris: sur son ordre, nous mettons baïonnette au canon, puis, à notre tour, tête basse, nous fonçons sur les cavaliers groupés devant nous; mais il ne nous attendent pas et détalent comme des lièvres. Si le Mexicain fait preuve souvent, en face des balles, d'un courage incontestable, et même un peu fanfaron, il semble que tout engagement à l'arme blanche soit beaucoup moins de son goût.

Du même élan, nous franchissons la distance qui nous sépare de la ferme, et nous pénétrons dans le corral; puis chacun s'occupe d'organiser la défense. L'ennemi ne se voyait plus; terrifié de notre impétuosité toute française! il s'était réfugié de l'autre côté du bâtiment. A défaut de portes depuis longtemps absentes! nous barricadons tant bien que malles deux entrées avec des madriers, des planches et tout ce qui nous tombe sous la main.
 
Nous avions songé d'abord à occuper la maison toute entière; mais nous n'en eûmes pas le temps; d'ailleurs nous n'étions pas en nombre. Déjà l'ennemi, revenu en avant! avait envahi les deux premières chambres du rez-de-chaussée par où l'on communiquait avec l'étage supérieur. Une seule restait libre, située à l'angle nord-ouest et ouvrant à la fois sur le dehors et sur la cour. Nous nous hâtâmes d'en prendre possession.
 
Dans l'intérieur du corral, et à gauche de la seconde entrée, s'élevaient deux hangars en planches, adossés à la muraille: le premier complètement fermé et à peu près intact; l'autre, celui du coin, tout ouvert, à peine abrité d'un toit branlant et soutenu par deux ou trois bouts de bois portant sur un petit mur de briques crues à hauteur d'appui. En face, à l'angle correspondant, un hangar sem lable avait existé autrefois; mais la charpente avait disparu, et il ne restait plus que le soutènement de briques, à demi ruiné; au même endroit s'ouvrait dans le mur d'enceinte une brèche déjà ancienne, assez large pour laisser passer un homme à cheval.

Par les soins du capitaine Danjou, une escouade fut placée à chacune des deux entrées; deux autres occupèrent la chambre avec mission de surveiller les ouvertures du bâtiment qui donnaient sur la route; une autre fut chargée de garder la brèche.

Un moment on voulut créneler le mur qui faisait face aux portes d'entrée; mais il était si épais, si bien construit de paille, de sable et de cailloux, qu'on n'y put percer que deux trous, à grand'peine; personne n'y demeura. Enfin le sergent Morzicki, un Polonais, fut envoyé sur les toits avec quelques hommes pour observer les mouvements de l'ennemi. Le reste de la compagnie prit place en réserve entre les deux portes, ayant l'oeil à la fois sur les quatre coins de la cour et prêt à se porter partout où le danger deviendrait trop pressant.
 
Ces dispositions prises, nous attendîmes fièrement l'attaque; il pouvait être en ce moment neuf heures et demie.
 
Jusque-là on avait tiraillé de part et d'autre, échangé quelques coups de feu, mais sans que l'ennemi en prît occasion pour s'engager à fond. Au contraire, il semblait hésiter à commencer l'attaque, et nous n'étions pas loin de croire qu'il se retirerait.
 
Nous fûmes vite détrompés.
 
Morzicki venait d'être aperçu tandis qu'il s'avançait sur les toits, au-dessus des chambres occupées par l'ennemi. Un officier mexicain, son mouchoir blanc à la main, s'approcha lui-même jusqu'au pied du mur extérieur et, parlant en bon français, au nom du colonel Milan, nous somma de nous rendre:« Nous étions trop peu nombreux, disait-il: nous allions nous faire inutilement massacrer; mieux valait nous résigner à notre sort et déposer les armes; on nous promettait la vie sauve. »
 


 

Ce parlementaire était un tout jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans; fils d'un Français, du nom de Laisné, établi depuis longtemps capitaine du port à Vera-Cruz, il avait passé lui-même par l'école militaire de Chapultepec, près Mexico. J'eus l'occasion de le connaître plus tard et, comme tous mes camarades, je n'eus jamais qu'à me louer de sa bienveillance et de son humanité. Pour le moment, il avait le grade de capitaine et remplissait les fonctions d'officier d'ordonnance auprès du colonel Milan.

Morzicki était descendu pour nous apporter les propositions de l'ennemi; le capitaine le chargea de répondre simplement que nous avions des cartouches, que nous ne nous rendrions pas.
 
Alors le feu éclata partout à la fois; nous étions à peine un contre dix, et si l'attaque eût été dès lors vigoureusement conduite, je ne sais trop comment nous eussions pu y résister.

Heureusement nous n'avions affaire qu'à des cavaliers; forcés de mettre pied à terre, embarrassés par leurs larges pantalons de cheval, peu habitués d'ailleurs à ce genre de combat, ils venaient, séparément ou par petits groupes, s'exposer à nos balles cylindriques qui ne les épargnaient point; nous savions tirer.

A vrai dire, ils n'étaient pas seuls à souffrir, car nous nous trouvions nous-mêmes fort imparfaitement abrités, et déjà plusieurs des nôtres étaient tombés, tués ou blessés. Dans la chambre surtout, la lutte était épouvantable: les Mexicains essayaient de l'envahir du dehors; en même temps, ceux qui occupaient les chambres voisines s'étaient mis à percer de meurtrières les murs et les plafonds; les défenseurs, ainsi pressés, commençaient à faiblir.
 
Calme, intrépide au milieu du tumulte, le capitaine Danjou semblait se multiplier. Je le reverrai toujours avec sa belle tête intelligente où l'énergie se tempérait si bien par la douceur: il allait d'un poste à l'autre, sans souci des balles qui se croisaient dans la cour, encourageant les hommes par son exemple, nous appelant par nos noms, disant à chacun de ces nobles paroles qui réchauffent le coeur et rendent le sacrifice de la vie moins pénible, au moment du danger. Avec de pareils chefs, je ne sais rien d'impossible.
 
Vers onze heures, il venait de visiter le poste de la chambre et lui-même avait reconnu qu'on n'y pourrait plus tenir longtemps, quand, regagnant la réserve, il fut atteint d'une balle en pleine poitrine; il tomba en portant la main sur sa blessure.
 
Quelques-uns de nous coururent pour le relever; mais le coup était mortel; le sang sortait à flots de sa poitrine et ruisselait sur le sol. Le sous-lieutenant Vilain lui mit une pierre sous la tête; pendant cinq minutes encore des yeux hagards roulèrent dans leur orbite, il eut deux ou trois soubresauts convulsifs, puis son corps se raidit, et il expira sans avoir repris connaissance.
 
Quelques temps avant de tomber, il nous avait fait promettre que nous nous défendrions tous jusqu'à la dernière extrémité : nous l'avions juré.

Sur ces entrefaites, la chambre était évacuée. Les Mexicains, à coups de crosse, étaient parvenus à enfoncer une porte intérieure qui unissait cette pièce aux autres du rez-de-chaussée et d'où ils fusillaient nos hommes à bout portant; ceux-ci furent contraints de se retirer, mais de quatorze qu'ils étaient au début, il n'en restait plus que cinq qui allèrent renforcer les divers postes de la cour.
 
Le sous-lieutenant Vilain prit le commandement qui, comme titulaire, lui revenait de droit; petit, fluet, les cheveux blonds frisés, presqu'un enfant, il sortait des sous-officiers et n'avait que six mois de grade; un brave coeur du reste, et qui ne boudait pas devant le danger.
 
La défense continua. Les Mexicains étaient maîtres de la maison tout entière; mais il ne jouirent pas longtemps de leur avantage.
 
Embusqués dans la cour, nous dirigions contre toutes les ouvertures un feu si vif et si précis qu'ils durent quitter la place à leur tour, le premier étage d'abord, puis le rez-de-chaussée. Dès lors ils n'y reparurent que par intervalles et en petit nombre; mais à peine une tête, un bras, un bout d'uniforme apparaissait-il dans l'encadrement d'une porte ou d'une fenêtre, qu'une balle bien dirigée châtiait cette imprudence.
 
Vers midi, on entendit au loin la voix du clairon. Nous n'avions pas encore perdu tout espoir, et nous pûmes croire un moment que des Français venaient à notre secours; déjà même, frémissants de joie, nous nous apprêtions à sortir du corral pour courir au-devant de nos camarades: soudain battirent les tambours, ces petits tambours bas des Mexicains, au roulement rauque et plat comme celui du tambour de basque, jouant une sorte de marche sautillante, toute différente de nos airs français et à laquelle nous ne pouvions plus nous méprendre.
 
C'était l'infanterie du colonel Milan qui s'annonçait: laissée au matin dans la campagne de la Joya, avertie plus tard du combat engagé à Camaron, elle venait ajouter le poids de ses armes dans une lutte déjà trop inégale.
 
Morzicki nous avait rejoints et combattait avec nous dans la cour; souple comme un jaguar et s'aidant, pour grimper, des moindres aspérités de la muraille, il alla reprendre sur les toits son poste périlleux d'observation. Il aperçut, massée en avant de la hacienda, toute cette infanterie.
 
On n'y comptait pas moins de trois bataillons forts de 400 hommes en moyenne et portant chacun le nom du district où ils avaient été levés: Vera-Cruz, Cordova, Jalapa.
 
Comme il arrive toujours dans une armée improvisée, - et c'était le cas pour les Mexicains, l'ensemble du costume et de l'équipement laissait beaucoup à désirer; pourtant, sous ce désordre, on sen,ait percer une préoccupation méritoire de bonne tenue et de régularité.
 

 
Les hommes du bataillon de Vera-Cruz avaient tous, ou presque tous, le large pantalon et la veste de toile grise à liseré bleu, pour coiffure le grand chapeau de paille; Cordova ne différait que par la couleur de la toile qui était bleue; Jalapa, le mieux habillé des trois, avait également le pantalon de toile grise, la veste bleue ouverte par devant, et au lieu du sombrero mexicain, le képi, avec l'indispensable couvre-nuque tombant sur les épaules. Le plus grand nombre chaussaient des brodequins en cuir fauve lacés sur le cou-de-pied; les autres avaient conservé leurs sandales ou guaraches, à semelles de cordes, assez semblables aux espadrilles espagnoles.
 
Les chefs étaient vêtus à peu près de même façon, sauf la qualité plus fine de l'étoffe: pantalon à liseré bleu ou rouge, tunique de campagne à petites basques, ornée de boutons d'or sur le devant, avec l'attente sur chaque épaule. Tous les officiers supérieurs portaient la botte molle et le revolver à la ceinture.
 
Quant à la cavalerie, elle se composait surtout d'irréguliers, - guerilleros, - dans l'appareille plus ordinaire au cavalier mexicain et que tout le monde connaît: aux jambes, des caleçons de peau collants, ouverts de bas en haut, s'évasant sur les pieds et garnis le long de la couture d'une triple rangée de boutons métalliques, autour des reins la ceinture de laine rouge, le gilet et la veste de cuir, agrémentés à profusion de soutaches et de broderies d'argent, sur la tête le chapeau de feutre gris aux vastes ailes horizontales qu'entoure la toquilla, large galon d'argent ou d'or; puis des éperons démesurés, d'énormes étriers de bois, en forme de sabots carrés, recouverts de métal, la lourde selle à pommeau: tout cela faisait un curieux contraste avec la taille de leurs chevaux, peu élevés pour la plupart, mais d'une vigueur remarquable et merveilleusement dressés.
 
Un escadron seul portait l'uniforme militaire: tunique de drap bleu à petits pans, buffleteries blanches; képi et couvre-nuque: c'étaient des dragons. Du reste, toutes ces troupes étaient supérieurement armées, avec des armes perfectionnées de provenance américaine: aux cavaliers, le sabre, le revolver et le mousqueton; bon nombre de guerilleros avaient aussi la lance ; aux fantassins, la carabine rayée et le sabre-baïonnette. En vérité, il ne leur manquait plus que du canon!
 
Nous nous regardâmes sans mot dire; dès ce moment nous avions compris que tout était perdu et qu'il ne nous restait plus qu'à bien mourir. Pour comble de malheur, le vent ne portait pas dans la direction de Paso deI Macho, d'où le capitaine Saussier et ses grenadiers, entendant la fusillade, n'auraient pas manqué d'accourir à notre aide.
 
Cependant Morzicki avait été vu de nouveau, et pour la seconde fois le chef des Mexicains nous fit sommer de nous rendre. Le sergent était encore tout bouillant de lutte: ivre de poudre et de colère, il répondit en vrai soldat, par un mot peu parlementaire, mais qui du moins ne laissait plus de doute sur nos intentions, puis il se hâta de descendre et traduisit sa réponse au sous-lieutenant Vilain, qui dit seulement: « Vous avez bien fait, nous ne nous rendrons pas ».

Au même instant, l'assaut commença. Le premier élan des Mexicains fut terrible; ils se ruaient de tous côtés pour pénétrer dans la cour, criant, hurlant, vomissant contre nous les imprécations et les injures, avec cette abondance qui leur est propre en pareil cas et que facilite encore l'inépuisable richesse du vocabulaire espagnol:« Dehors les chiens de Français! A bas la canaille! A bas la France! Mort à Napoléon! »Je ne puis tout répéter.

Pour nous, calmes, silencieux, chacun à notre poste, nous ajustions froidement, ne tirant qu'à coup sûr et quand nous tenions bien notre homme au bout du fusil: les plus avancés tombaient; le flot des assaillants oscillait d'abord, puis reculait en frémissant, mais pour revenir à la charge aussitôt après. A peine avions-nous le temps de glisser une nouvelle cartouche au canon, ils étaient déjà sur nous. Leurs officiers surtout étaient magnifiques d'audace et de bravoure.

Rentrés en force dans le corps de logis, les uns s'occupaient d'ouvrir avec des pics et des pinces dans le mur du rez-de chaussée une large brèche sur la cour. En même temps, d'autres s'étaient établis derrière la partie du mur d'enceinte qui faisait face aux grandes portes; de là, mettant à profit les créneaux que nous avions percés nous-mêmes et que nous n'avions pas pu défendre, en perçant de nouveaux, comme le niveau du sol extérieur était plus élevé que celui de la cour, ils dirigeaient sur nous un feu plongeant; de ce côté encore, ils parvinrent, quoique non sans peine, à ouvrir une brèche de près de 3 mètres.
 
Alors nous dûmes changer nos dispositions. Le poste de réserve dont je faisais partie et qui tenait le milieu entre les deux entrées se trouvait pris à découvert; nous réunissant aux défenseurs de la porte de droite qui n'était plus attaquée, tous ensemble nous fîmes retraite dans l'angle sud-ouest de la cour, sous le hangar ouvert, d'où nous continuâmes à tirer.

Vers deux heures et demie, le sous-lieutenant Vilain revenait de visiter le poste de la brèche et traversait la cour en diagonale dans la direction des grandes portes, quand une balle partie du bâtiment l'atteignit en plein front. Il tomba comme foudroyé.

En ce moment, il faut bien le dire, un sentiment d'horrible tristesse nous pénétra jusqu'au fond de l'âme. La chaleur était accablante; le soleil en son zénith tombait d'aplomb sur nos têtes, un soleil dévorant, impitoyable, comme il ne luit qu'aux tropiques; sous ses rayons à pic, les murs de la cour paraissaient tout blancs et la réverbération nous brûlait les yeux; quand nous ouvrions la bouche pour respirer, il nous semblait avaler du feu; dans l'air, pesant comme du plomb, couraient ces tressaillements, ces ondulations qu'on voit passer sur les plaines désertes dans les après-midi d'été; la poussière que soulevaient les balles perdues frappant le sol de la cour avait peine à quitter la terre et lentement montait en lourdes spirales; surchauffé tout à la fois par les rayons du soleil et la rapidité de notre tir, le canon de nos fusils faisait sur nos mains l'impression du fer rouge. Si intense était l'ardeur de l'atmosphère dans ce réduit transformé en fournaise que les corps des hommes tués s'y décomposaient à vue d' oeil ; en moins d'une heure, la chair des plaies se couvrait de teintes livides.
 

 
Les Mexicains commençaient à se lasser; mais alors, pour mieux vaincre notre résistance, ils imaginent de recourir à une manoeuvre de guerre fort en honneur parmi eux: ils entassent de la paille et du bois à la partie nord-est du bâtiment et y mettent le feu; l'incendie dévora d'abord un hangar extérieur qui faisait face à Véra-Cruz et qui de là gagna rapidement les toits.
 
Le vent soufflait du nord au sud et rabattait sur nous une épaisse fumée noire qui ne tarda pas à envahir la cour; nous en étions littéralement aveuglés, et cette odeur âcre de la paille brûlée, nous prenant à la gorge, rendait plus ardente encore l'horrible soif qui nous tordait les entrailles.
 
Enfin, au bout d'une heure et demie, l'incendie s'éteignit de lui même, faute d'aliments; pourtant cet incident nous avait été funeste: à la faveur de la fumée qui nous dérobait leurs mouvements, les Mexicains avaient pu s'avancer davantage et nous tirer plus sûrement.
 
Les postes de la brèche et de la porte de gauche avaient perdu la plus grande partie de leurs défenseurs.
 
Vers cinq heures, il y eut un moment de répit; les assaillants se retiraient les uns après les autres comme pour obéir à un ordre reçu, et, nous pûmes reprendre haleine. Tout bien compté, nous n'étions plus qu'une douzaine.
 
Au dehors, le colonel Milan avait réuni ses troupes autour de lui et les haranguait; sa voix sonore arrivait jusqu'à nous, car tout autre bruit avait cessé et à mesure qu'il parlait sous le hangar, un ancien soldat de la compagnie Bartholotto, d'origine espagnole, tué raide à côté de moi quelques instants plus tard, nous traduisait mot par mot son discours.
 
Dans ce langage chaud et coloré qui fait le fond de l'éloquence espagnole, Milan exhortait ses hommes à en finir avec nous; il leur disait que nous n'étions plus qu'une poignée, mourant de soif et de fatigue, qu'il fallait nous prendre vivants; que s'ils nous laissaient échapper, la honte serait pour eux ineffaçable; il les adjurait au nom de la gloire et de l'indépendance du Mexique, et leur promettait bien haut la reconnaissance du gouvernement libéral. Quand il eut fini, une immense clameur s'éleva et nous apprit que l'ennemi était prêt pour un nouvel effort. Toutefois, avant d'attaquer, Milan nous fit adresser une troisième sommation; nous n'y répondîmes même pas.
 
L'assaut reprit plus terrible que jamais; l'ennemi se précipitait sur toutes les ouvertures à la fois. A la grande porte, le caporal Berg seul restait debout; il fut entouré, saisi par les bras, par le cou, enlevé: l'entrée était libre, et les Mexicains s'y jetèrent en foule.
 
Nous cependant, de notre coin, nous enfilions le mur en longueur; tous ceux qui se montraient dans cette direction faisaient aussitôt demi-tour; en moins de dix minutes, il y eut là plus de vingt cadavres en monceau qui obstruaient le passage et arrêtaient l'élan des nouveaux venus.

 

Par malheur, vers le même temps, l'entrée de l'ancienne brèche était forcée; quatre hommes s'y défendaient encore: Kuwasseg, Gorski, Pinzinger et Magnin; mais tandis qu'ils repoussent les assaillants du dehors, franchissant portes et fenêtres, les Mexicains par derrière envahissent la cour: nos camarades sont contraints de faire face à cette attaque imprévue qui les prend à revers; en vain veulent-ils résister à l'arme blanche, ils sont à leur tour désarmés et pris.

Sous le hangar, nous tenions toujours; la poitrine haletante, les doigts crispés, sans répit chargeant notre carabine, puis l'armant d'un geste inconscient et fébrile, nous réservions toute notre attention pour viser. Chacun de nos coups faisait un trou dans leurs rangs; mais pour un de tué, dix se présentaient.

La porte, naguère défendue par Berg, l'entrée ouverte dans le mur d'enceinte, les fenêtres et la porte de la hacienda vomissaient à flots les assaillants, et se traînant sur les genoux, dissimulés derrière le petit mur du hangar détruit qui à cet endroit avançait dans la cour, d'autres adversaires nous arrivaient continuellement par l'ancienne brèche.

Il faisait grand jour encore; dans le ciel d'un bleu cru, sans nuages, brillait le soleil aussi ardent, aussi implacable qu'en plein midi, et ses rayons à peine inclinés, comme s'acharnant après nous, fouillaient tous les coins de la cour.

Plusieurs des blessés, frappés d'insolation et en proie au délire, ne pouvaient plus retenir leurs plaintes et demandaient à boire d'une voix déchirante; les mains contractées, les yeux injectés et saillants, les malheureux se tordaient dans les angoisses dernières de l'agonie, et de leur tête nue battaient lourdement le sol desséché.

Depuis le matin, je n'avais rien perdu, fût-ce un seul moment, ni de mon sang-froid, ni de ma présence d'esprit; tout à coup je pensai que j'allais mourir.

Souvent j'avais entendu dire que, dans un péril extrême, l'homme revoit passer en un instant, par les yeux de l'esprit, tous les actes de sa vie entière. Pour ma part, et bien qu'ayant fait la guerre, je me fusse trouvé parfois dans des circonstances assez difficiles, jamais je n'avais rien observé de semblable. Cette fois, il devait en être autrement. Ce fut comme un de ces éclairs rapides qui par les chaudes nuits des tropiques, précurseurs de l'orage, déchirent subitement la nue, et, courant d'un pôle à l'autre, illuminent sur une étendue immense les montagnes et les plaines, les forêts, les villes et les hameaux; pendant la durée de quelques secondes à peine, chaque détail du paysage apparaît distinct en son lieu, puis la nuit reprend tout. Ainsi mon passé m'apparut soudain. Je revis mon beau et vert pays de Périgord, et Mussidan où j'étais né, si gentiment assis entre ses deux rivières, tout embaumé de l'odeur des jardins, et les petits camarades avec qui je jouais enfant.
 
Je me revis moi-même jeune soldat, engagé aux zouaves, bientôt partant pour la Crimée, blessé dans les tranchées, prenant part un des premiers à l'assaut du Petit-Redan, décoré!

 

 


 
Je me revis plus tard en Afrique, entré aux chasseurs à pied et faisant parler la poudre avec les Arabes; puis en dernier lieu rendant mes galons de sous-officier pour faire partie de la nouvelle expédition et visiter cette terre du Mexique où j'allais laisser mes os.
 
En effet, l'issue pour nous n'était plus douteuse. Acculés dans notre coin comme des sangliers dans leur bauge, nous étions prêts pour le coup de grâce. De moment en moment un de nous tombait, Bartholotto d'abord, puis Léonard.
 
Je me trouvais entre le sergent Morzicki, placé à ma gauche, et le sous-lieutenant Maudet à ma droite. Tout à coup Morzicki reçut à la tempe une balle partie du coin de la brèche; son corps s'inclina et sa tête inerte vint s'appuyer sur mon épaule. Je me retournai et le vis face à face, la bouche et les yeux grands ouverts: - Morzicki est mort, dis-je au lieutenant.
 
- Bah! fit celui-ci froidement, un de plus; ce sera bientôt notre tour, et il continua de tirer.
 
Je saisis à bras-le-corps le cadavre de Morzicki, je l'adossai à la muraille et retournai vivement ses poches pour voir s'il lui restait encore des cartouches; il en avait deux, je les pris.
 
Nous n'étions plus que cinq: le sous-lieutenant Maudet, un Prussien nommé Wensel, Cattau, Constantin, tous les trois fusiliers, et moi. Pourtant nous tenions toujours l'ennemi en respect; mais notre résistance tirait à sa fin, les cartouches allaient s'épuisant. Quelques coups encore, il ne nous en resta qu'une à chacun; il était six heures environ, et nous combattions depuis le matin; - Armez vos fusils, dit le lieutenant: vous ferez feu au commandement; puis nous chargerons à la baïonnette, vous me suivrez.
 
Tout se passa comme il l'avait dit.
 
Les Mexicains avançaient, ne nous voyant plus tirer, la cour en était pleine. Il y eut alors un grand silence autour de nous; le moment était solennel: les blessés même s'étaient tus; dans notre réduit, nous ne bougions plus, nous attendions.
 
- Joue! feu! - dit le lieutenant; nous lâchâmes nos cinq coups de fusil, et, lui en tête, nous bondîmes en avant, baïonnette au canon.
 
Une formidable décharge nous accueillit, l'air trembla sous cet ouragan de fer, et je crus que la terre allait s'entr'ouvrir.
 
A ce moment, le fusilier Cattan s'était jeté en avant de son officier et l'avait pris dans ses bras pour lui faire un rempart de son corps; il tomba frappé de dix-neuf balles.
 
En dépit de ce dévouement, le lieutenant fut également atteint de deux balles: l'une au flanc droit, l'autre qui lui fracassa la cuisse droite.
 
Wensel était tombé, lui aussi, le haut de l'épaule traversé, mais sans que l'os eût été touché; il se releva aussitôt.

Nous étions trois encore debout: Wensel, Constantin et moi.
 
Un moment interdits à la vue du lieutenant renversé, nous nous apprêtions cependant à sauter par-dessus son corps et à charger à nouveau; mais déjà les Mexicains nous entouraient de toutes parts et la pointe de leurs baïonnettes effleurant nos poitrines.

C'en était fait de nous, quand un homme de haute taille, aux traits distingués, qui se trouvait au premier rang parmi les assaillants, reconnaissable à son képi et à sa petite tunique galonnée pour un officier supérieur, leur ordonna de s'arrêter et d'un brusque mouvement de son sabre releva les baïonnettes qui nous menaçaient: - Rendez-vous! nous dit-il.
 
- Nous nous rendrons, répondis-je, si vous nous laissez nos armes et notre fourniment, et si vous vous engagez à faire relever et soigner notre lieutenant que voici là blessé.
 
L'officier consentit à tout, puis, comme ces premiers mots avaient été échangés en espagnol: - Parlez-moi en français, me dit-il, cela vaudra mieux; sans quoi ces hommes vont vous prendre pour un Espagnol, ils voudront vous massacrer et peut être ne pourrai-je pas me faire obéir.
 
On reconnaît bien là cette haine inexpiable que gardent les Mexicains, et avec eux tous les colons de l'Amérique espagnole, contre la mère patrie: juste retour de tant d'injustices et de cruautés commises pendant trois siècles dans ces belles contrées par les successeurs de Pizarre et de Fernand Cortès.
 
Cependant l'officier parlait à l'un de ses hommes; il se retourna· et me dit: - Venez avec moi. - Là-dessus il m'offrit le bras, donna l'autre à Wensel blessé, et se dirigea vers la maison; Constantin nous suivait de près.
 
Je jetai les yeux sur notre officier que nous laissions par derrière. - Soyez sans inquiétude, me dit-il: j'ai donné ordre pour qu'on prît soin de lui; on va venir le chercher sur un brancard. Vous même, comptez sur moi, il ne vous sera fait aucun mal.
 
Pour dire vrai, je m'attendais à être fusillé, mais cela m'était indifférent; je le lui dis.
 
- Non, non, reprit-il vivement; je suis là pour vous défendre.
 
Au moment même où, sortant du corps de logis, nous débouchions sur la route, toujours à son bras, un cavalier irrégulier fond sur nous avec de grands cris et lâche des deux mains sur Wensel et sur moi deux coups de pistolet; sans mot dire, l'officier prend son revolver dans sa ceinture, ajuste froidement et casse la tête au misérable, qui roule de la selle sur la chaussée; puis nous continuons notre route sans nous occuper autrement de lui.
 

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