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Légionnaire toujours...

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D’un régiment de marche de la Légion étrangère (RMLE) à l’autre, répétition ou évolution de l’histoire ?

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14 juillet 1919-18 juin 1945. À 26 ans d’intervalle, le même régiment est à l’honneur lors du défilé de la Victoire ; la première fois avec sa fourragère double héritée de ses neuf citations à l’ordre de l’armée, la seconde avec le bénéfice de trois nouvelles citations. Curieuse destinée pour un « régiment de marche » donc par nature une unité de circonstance, créée au fil – au hasard ? – d’une campagne, que de faire preuve d’une telle longévité ! Que cela relève de la destinée, il n’est point à en douter, car la longue période d’éclipse de l’acronyme RMLE ne laissait pas prévoir un tel enchaînement de faits ; en revanche que cela soit le fruit du hasard, cet article s’attellera à démontrer qu’il n’en était rien. Séparés par une genèse presque antinomique, des recrutements différents et des structures de combat représentatives de la guerre du moment, les deux régiments de marche de la Légion étrangère, celui des colonels Cot, Duriez et Rollet, puis celui des colonels Gentis, Tritschler et Olié, se retrouvent sur le plan de la geste légionnaire, qui magnifie une réelle mobilisation de la ressource humaine servant à titre étranger et sa valeur au combat qui confine rapidement au mythe.

Des genèses opposées

Créé le 11 novembre 1915, le RMLE est une unité composée d’hommes marqués par un an de guerre. Lors de la mobilisation d’août 1914, les volontariats excessivement nombreux de jeunes étrangers avaient conduit l’état-major français à reporter leur enrôlement au 20e jour après le début de la mobilisation générale 1. En effet, le Paris de la Belle époque regorgeant, à la fois, de nationalistes européens chassés des empires centraux lors des aspirations révolutionnaires de 1905 et de la décennie suivante, et de jeunes artistes et intellectuels en mal de liberté dans leurs pays anglo-saxons encore très rigoristes, un mouvement d’idées très virulent se manifeste en faveur d’un engagement aux côtés de la France, championne des libertés contre les empires. Les appels s’étant multipliés par voie de presse 2, de publication ou d’affichage, près de 40 000 hommes semblent avoir fait acte de pré-candidature auprès des Amitiés françaises 3, entre le 3 et le 20 août 1914. Sous la surveillance vigilante du service de santé des armées et peut-être suite à quelques inquiétudes héritées de la baisse de l’enthousiasme initial, seul un volontaire sur trois est retenu et peut souscrire un contrat d’engagé volontaire pour la durée de la guerre (EVDG). Ce ratio apporte tout de même la manne de 10 000 étrangers EVDG aptes au combat avant Noël 1914 et 7 000 autres avant mars 1915. Si l’on rapporte ces chiffres au volume global de la Légion étrangère en juillet 1914, cela représente instantanément un doublement de l’effectif. Les 12 bataillons des deux régiments étrangers 4 formés majoritairement d’Allemands et d’Alsaciens-Lorrains, réfractaires au service sous les armes allemandes, vont donc être fondamentalement renouvelés, dans leur ressource humaine, par ce flot nouveau.

Ce renouvellement se fait d’abord par l’encadrement des jeunes engagés : deux bataillons, un par régiment étranger, sont prélevés dès août 1914 pour être dédoublés grâce à ces jeunes EVDG. Naissent ainsi quatre bataillons assez homogènes, composés pour moitié de « vieux » légionnaires et pour moitié de « jeunes » EVDG. La rigueur des premiers, aguerris aux combats marocains des dernières années, contraste avec le caractère enthousiaste et indiscipliné des seconds, nourris de l’esprit de liberté qu’ils défendent désormais les armes à la main. Les heurts existent, la discipline ne s’installe que peu à peu, et si les jeunes utilisent entre eux l’appellation « les Sidi Bel-Abbès » pour parler des anciens, la cohésion se fait au front, dès le 18 octobre, quand les régiments de marche montent en ligne. Il en existe initialement deux, le 2e régiment de marche du 1er régiment étranger (2e RM/1er RE) et le 2e RM du 2e RE (2e RM/2e RE).

Mais ce schéma idéal ne permet d’encadrer que quatre bataillons, soit 2 000 légionnaires et 2 000 EVDG environ ce qui représente déjà 1/6e de la Légion d’avant-guerre et à peine 1/10e du flux d’engagements envisagé. Aussi l’état-major va-t-il laisser décroître la proportion entre anciens et jeunes tout au long de l’année 1914. Chaque nouveau bataillon créé compte de moins en moins d’anciens : les deux derniers bataillons des 2e RM du 1er RE et du 2e RE sont constitués avec un encadrement en sous-officiers et caporaux légionnaires, tandis que toute la troupe est novice. De plus, souvent les officiers sont issus d’une autre arme que la Légion étrangère et vont commettre l’erreur de laisser les unités, compagnies et sections, se constituer par nationalités. La cohésion et la valeur combattante de ces unités s’en ressentira par la suite, y compris jusqu’à l’indiscipline 5. Ces deux régiments étant complets, en théorie, dès la mi-septembre, il reste encore près de 6 000 volontaires répartis entre Paris et la région de Nîmes-Avignon, alors que la Légion ne compte plus en Algérie que 1 000 hommes dont un certain nombre sont encore à l’instruction. Il est alors fait le choix de créer deux autres nouveaux régiments de marche avec des EVDG en s’appuyant d’une part, sur les sapeurs-pompiers de Paris, dont un certain nombre de cadres ont fait acte de candidature pour le front – ce sera le 3e RM du 1er RE – et d’autre part, en constituant un régiment exclusivement italien confié à l’encadrement de la famille Garibaldi, aidée de quelques officiers de la Légion étrangère – ce sera le 4e RM du 1er RE.

Sans présumer de la répartition par régiment, il est cependant établi que ces EVDG, présents au combat ou encore à l’instruction, étaient en janvier 1915 quasiment exclusivement Européens ou issus des pays chrétiens du Proche-Orient, Arménie et Liban 6. Même s’il faut relativiser la fiabilité de la source de ce calcul, tant l’ouvrage de M.-C. Poinsot prend la forme d’un plaidoyer engagé, cette tendance permet de mesurer la diversité du recrutement lors de cet élan initial de 1914. Les combats d’Argonne, d’Artois et de Champagne, qui vont être autant d’épreuves et d’échecs militaires, vont devoir assumer le rôle de creusets pour ces unités de marche. Le comportement courageux mais brouillon du 4e RM du 1er RE, appelé aussi « Légion garibaldienne », a été rappelé lors du décès de son ultime survivant, Lazare Ponticelli, le dernier poilu. Entre Noël 1914 et la mi-janvier 1915, plus de 600 hommes tombent sans résultat dans l’enfer des bois noirs de l’Argonne. Cinq mois plus tard, l’assaut des Ouvrages blancs, qui conduit à la prise très éphémère de la crête de Vimy, est un exploit du 2e RM du 1er RE, mais aussi son tombeau, puisque sa position trop avancée par rapport aux unités voisines le conduit à la perte de la moitié de son effectif 7. Enfin en septembre 1915, la deuxième offensive de Champagne est le dernier calvaire de ces régiments de volontaires. Le 25 et le 28 septembre 1915, les 2es RM du 2e RE et du 1er RE se relaient dans une attaque contre les réseaux de tranchées de deuxième ligne, peu endommagés par l’artillerie. Il manque encore 1 000 hommes à l’appel rendu le lendemain de ces offensives. Dans cet enchaînement sanglant que fut la première année de guerre, c’est donc au feu que la cohésion des régiments de marche s’est construite, que la matière humaine s’est modelée pour donner un alliage cohérent, dont la valeur combattante est désormais reconnue par trois citations à l’ordre de l’armée 8.

Cette attrition au combat intervient dans un contexte de crise des effectifs pour la Légion étrangère due au départ des contingents italiens, rendus à leur pays lors de son entrée en guerre en mars 1915, mais aussi Britanniques, Belges 9 et Russes 10 rendus à leurs armées respectives et enfin ressortissants des nations ennemies, Allemagne et Autriche-Hongrie, qu’il a fallu retirer du front de France et envoyer au Maroc ou en Indochine, par décision ministérielle, suite à la loi du 5 août 1915 interdisant les engagement à la Légion étrangère des sujets appartenant aux puissances ennemies. Les régiments de marche passent ainsi de près de 12 000 hommes, début janvier 1915, à 3 200, début octobre de la même année.

Le regroupement progressif des unités devient la règle : le 4e RM du 1er RE réduit à moins de 200 hommes, après l’entrée en guerre de l’Italie, est dissous en mars 1915 et son reliquat passe aux autres régiments ; le 3e RM du 1er RE, encadré initialement par les sapeurs-pompiers de Paris, est dissous à son tour en juillet 1915 et son effectif vient combler une partie des pertes subies par le 2e RM du 1er RE en Artois. Fin octobre 1915, il est donc logique de regrouper les derniers hommes, légionnaires d’avant-guerre et EVDG, réduits au nombre de 3 204, au sein d’un seul régiment. Cette décision est formalisée le 1er novembre par le général en chef Joffre qui ordonne la création d’un unique régiment de marche de la Légion étrangère, régiment constitué à la date du 11 novembre sur le tableau d’effectif de l’armée française du moment 11 : un petit état-major avec sa compagnie hors rang (CHR), une compagnie de mitrailleuses régimentaire et trois bataillons de fantassins voltigeurs. De plus, le régiment est chargé d’armer deux compagnies de mitrailleuses au profit de sa brigade de rattachement, la 1re brigade de la division marocaine. Ce RMLE est alors un régiment composé de Latins (Français notamment Alsaciens-Lorrains, Espagnols notamment Catalans, Italiens, Belges et Libanais), aguerris par une année de campagne au moins et désormais rôdés aux techniques de combat face aux tranchées.

Le 1er juillet 1943, la création du nouveau RMLE intervient dans un contexte fondamentalement différent. Alors que la phase initiale de la guerre a vu se dérouler un schéma d’assimilation des EVDG notoirement différent de celui de 1914, ce processus a pris fin avec l’armistice de juin 1940. Il n’y a donc plus, en 1943, dans les rangs de la Légion ou devant ses bureaux de recrutement, de flux d’EVDG, même si quelques-uns ont été camouflés à la commission d’armistice par le truchement de bataillons de travailleurs 12. La seule ressource disponible est interne, les régiments stationnés en Afrique du Nord vont donc faire office de réservoirs de forces. Sur le Maroc, sont prélevés le 2e régiment étranger d’infanterie (2e REI) et la majeure partie du 3e REI ; en Algérie le 1er REI renforcé du reliquat de la 4e demi-brigade de Légion étrangère (4e DBLE) déjà dissoute lors de son retour du Sénégal, début 1943. Pour être exhaustif, il faut mentionner dans le même temps l’effort réalisé pour transformer le 1er régiment étranger de cavalerie (1er REC), ainsi que celui mis en place, avec difficulté parfois, pour fournir à la 13e DBLE son effectif combattant.

Le destin des hommes de ces quatre unités d’infanterie, pourtant toutes stationnées dans la zone de l’empire fidèle au régime de Vichy, a été très varié au cours des trois premières années de guerre. Si on limite l’étude à l’échelle des bataillons, sans même entrer dans les cas individuels, il est possible de recenser des vétérans de la campagne de France (l’équivalent d’un bataillon revenu de métropole), de la campagne de Norvège (un bataillon ayant refusé la France libre en juillet 1940), de la campagne de Syrie (deux bataillons), de la campagne de Tunisie (trois bataillons survivants sur les cinq engagés). Si les pertes de Tunisie ont été importantes, l’expérience retirée est décevante. En effet, sous-armées du fait des conditions d’armistice, les unités françaises, et notamment celles de la Légion étrangère se sont battues avec les plus faibles des armes d’hier (fusils et armements individuels, armes antichars limitées aux plus petits calibres, armes collectives anciennes) et ont conduit un combat de fantassins à pied contre une armée nettement plus forte dans le domaine des matériels. L’offensive du pont du Fahs, où le combat entre les chars Tigre et le 2e bataillon du 3e REI est significatif du décalage technique, est encore présente dans les souvenirs. L’héroïsme a tenu lieu de tactique, même si cela a fini par payer. Le défilé de la victoire à Tunis, le 20 mai 1943, fut, certes, une belle étape, sauf pour les 2 000 légionnaires mis hors de combat en jetant des grenades contre des chars de 57 tonnes. Mais avec l’amertume vient souvent l’envie de revanche, et c’est ce qui ressort des écrits et témoignages des acteurs de l’époque.

Aussi en juin 1943, lorsque les ordres de détails sont donnés dans le but de conduire la rénovation de l’armée d’Afrique négociée lors de la conférence de Casablanca 13, la Légion étrangère se voit chargée d’assumer une mission d’ampleur : créer un régiment de cavalerie de reconnaissance et un régiment d’infanterie portée aux normes américaines. Le soutien de la 13e DBLE sur le plan de la ressource humaine ne viendra que plus tard et sera assumé dans un contexte souvent tendu. Concernant le régiment d’infanterie portée, le défi est triple : il s’agit de fusionner la ressource humaine de quatre régiments, de construire – au sens littéral du terme – le matériel de ce régiment, et enfin d’entraîner techniquement et tactiquement les légionnaires à l’emploi de ses matériels nouveaux dans un cadre militaire nouveau. Le RMLE version 1943 14 est donc une création nouvelle, alors que celui de 1915 était avant tout une fusion.

Une gestation différente

Si l’on prend en compte ces circonstances fondamentalement différentes qui président à la création des deux RMLE, il est dès lors possible de concevoir les étapes aussi fondamentalement différentes qui conduisent à leurs mises sur pied opérationnelles respectives.

Tout d’abord, le regroupement de la ressource humaine se déroule en 1915 sans problème puisque les deux régiments de marche (2e RM/1er RE et 2e RM/2e RE) sont endivisionnés ensemble. Cantonnés dans la région de Verberie, dans la Somme, ils font partie de la division marocaine depuis près d’un an pour l’un deux et depuis trois mois pour l’autre. La fusion des deux régiments ressemble donc beaucoup à une simple mesure de réorganisation interne, dans le cadre général de la baisse des effectifs de l’infanterie. Si l’on compare ce mouvement administratif avec les réorganisations autrement plus importantes du printemps 1917 15, on mesure le peu de difficultés qu’il représente. Seuls quelques officiers doivent être affectés au corps, le reste des hommes est déjà présent. Les unités restent homogènes à l’échelle du bataillon ; rien n’a changé, mis à part les numéros et les appellations. Pour la mise sur pied de 1943, le mouvement est plus complexe, mais il est facilité par les opérations qui viennent de finir. L’essentiel des fantassins légionnaires vient de se battre en Tunisie et leur retour en Algérie, après le défilé de la victoire de Tunis, se fait en ordre... et lenteur, par manque de moyens de transport. Le dépôt commun des régiments étrangers (DCRE) à Sidi Bel-Abbès joue pleinement son rôle régulateur : au front, deux régiments de marche viennent de s’illustrer, le 1er régiment étranger d’infanterie de marche (1er REIM) formé par un bataillon du 1er REI et deux de la 4e DBLE et son homologue 3e REIM, formé par un bataillon du 2e REI et deux du 3e REI.

Le retrait du front devait marquer normalement un retour de chaque bataillon à son corps d’origine. Il n’en fut rien ; le DCRE eut à distribuer les cartes autrement. C’était sa mission ; il avait fait le 6e REI en septembre 1939, préparé le 7e REI pour janvier 1940, annulé cette création au profit de celles du 11e REI en novembre 1939, du 12e REI en février 1940 et d’un groupement de bataillon de montagne préparé pour la Finlande et finalement prêt pour la Norvège sous l’acronyme de 13e DBLE. La maison-mère, voulue par le général Rollet dans ce rôle de gestion de la ressource humaine et constituée d’une population mixte d’officiers de troupe et d’officiers gestionnaires, affichait une efficacité redoutable, pour que tout fonctionne 16. Dès le début de juillet 1943, la ventilation du personnel dans les unités est effective. Le colonel Gentis, chef de corps désigné, avait déjà commandé la 4e DBLE puis le 1er REIM. Il emmène avec lui la majorité de son ancienne structure de commandement, avec les officiers qu’il a formé au cours de l’année passée au Sénégal et cette équipe est rôdée. Les bataillons sont plus difficiles à rendre cohérents ; le 1er est constitué autour de l’ancien 1er bataillon de la 4e DBLE avec un renfort du 1er REI ; le 2e autour de l’ancien 2e bataillon de la 4e DBLE avec un renfort du 2e REI ; le 3e autour des survivants du 3e REI, très éprouvé en Tunisie. La taille du régiment ne permet ensuite que rarement un cantonnement groupé ; aussi chaque bataillon conserve, en même temps que les traditions d’un des REI 17, une âme particulière dont l’amalgame régimentaire reste à faire, sous la houlette du lieutenant-colonel Gaultier, commandant en second le RMLE.

Une fois cette ressource humaine attribuée, il convient de l’organiser et de la former. En effet, autant la fusion de 1915 se produit à un moment où les mutations structurelles des régiments d’infanterie sont faibles (augmentation du nombre de mitrailleuses par régiment, mais peu d’évolutions dans l’emploi), autant la création de 1943 se fait sur une structure fondamentalement différente. Depuis la plus petite cellule de combat, désormais organisée autour du véhicule Half Track, jusqu’au niveau régimentaire, presque tout est nouveau. Le légionnaire combattant-muletier polyvalent ne sert plus ; il apprend à devenir soit conducteur-mécanicien, soit mitrailleur de bord, soit fantassin porté. Avec la fin de l’épreuve égalisatrice de la marche à pied, la spécialisation individuelle commence. Le cadre de contact évolue de même et trouve sa place comme chef de groupe ou comme chef d’engin. Le sous-officier adjoint découvre les joies de la maintenance et de la logistique, quant au chef de section il apprend à manœuvrer plus vite, à déborder plus largement et surtout à se coordonner avec les autres rouages du combat motorisé : les chars, l’artillerie, le génie. Les capitaines et les chefs de bataillon apprennent à manœuvrer en appui des chars dans le cadre d’un Combat Command (CC) structure de combat interarmes où se mêlent trois escadrons de char Sherman, trois compagnies d’infanterie portée, une compagnie d’appui de bataillon d’infanterie (CAB), une batterie d’artillerie, une compagnie de chasseurs de chars Destroyer et des éléments du génie. Pour la souplesse de manœuvre, les CC sont divisés en sous-groupements (un escadron de Sherman, une compagnie d’infanterie et leurs appuis) et les capitaines jouissent d’une belle autonomie. La structure, les savoir-faire et la tactique de combat sont donc totalement nouveaux et vont nécessiter un temps d’apprentissage, sous l’encadrement des équipes américaines d’instruction du French Army Instruction and Training Corps, basé à Port-aux-Poules.

De juillet à octobre 1943, le premier défi fut de percevoir le matériel nouveau. Depuis l’habillement individuel jusqu’à l’ensemble des matériels de combat, le RMLE fut équipé de neuf en matériels américains. Vêtements, équipements individuels et d’alimentation furent assez rapidement pris en compte. Le montage puis la manipulation de l’armement nécessita plus de délais, la mitrailleuse Browning de 50 18 étant fondamentalement différente et plus complexe que les modèles français. Enfin la réception du matériel roulant fut, et de loin, la tâche la plus importante puisque 500 légionnaires furent affectés quotidiennement au port de Casablanca pour cette mission pendant près de quatre mois. Ce premier volet fut assumé par le colonel Gentis, avant que la formation ne soit prise en compte par le second chef de corps, le colonel Tritschler. La tactique d’infanterie américaine apparaît simple aux témoins de l’époque 19 et se découpe en techniques successives : combat de rue, attaque de blockhaus, destruction de champ de mines, maniement d’explosif, accompagnement de chars. Cet apprentissage est facilité par l’instruction déjà détenue et surtout par la grande expérience des légionnaires, tant dans les combats classiques que dans la guerre civile que beaucoup d’Espagnols, enrôlés après 1938, ont connue. L’hiver 1943-1944 est nécessaire pour l’assimilation, à tous les niveaux, de ces nouveaux savoir-faire ainsi que leur mise en œuvre. Les combat command, formés fin janvier, peuvent débuter leur entraînement collectif dans l’Oranais et la 5e division blindée du général de Vernejoul est déclarée prête avant Camerone 20 1944. L’été permet de poursuivre l’entraînement collectif, avant l’embarquement tant attendu pour reprendre le combat sur le sol de la métropole. Il aura donc fallu 14 mois complets avant que le RMLE version 1943 ne soit engagé, il en avait fallu trois pour que son grand ancien le soit en février 1916.

Une participation commune à la geste légionnaire ?

Sous les ordres des lieutenant-colonel Cot (novembre 1915-février 1917), Duriez (février-avril 1917) puis Rollet (mai 1917-septembre 1920), le RMLE version 1915 construit sa légende. Déjà titulaire par héritage de trois palmes sur son drapeau, il en ajoute, en moyenne, deux par année de guerre, faisant la course aux honneurs en tête des régiments d’infanterie. Cette situation est rendue visible avec la création des fourragères et la mise en perspective savamment orchestrée par le pouvoir politique après l’épisode des mutineries de 1917. Le caractère courageux des hommes du RMLE ne peut être mis en cause, mais il est exploité par le commandement qui fait un grand usage médiatique des récompenses légitimement gagnées : chef de corps, drapeau et compagnie d’honneur décorés par le président de la République à Paris lors de la fête nationale de 1917 ; remise de la nouvelle fourragère par le général en chef devant ses homologues alliés fin 1917 ; campagne de presse très favorable dans L’Illustration en 1918. Fort de qualités que ces campagnes mettent en perspective, ce RMLE place la Légion étrangère dans une situation de prestige marquée qui se confirmera entre deux guerres et sera entretenue par les fastes du centenaire de la Légion en 1931 et la publication du Livre d’or de la Légion étrangère, la même année.

Sous les ordres des colonels Tritschler et Olier, ainsi qu’au cours du long intérim du lieutenant-colonel Gaultier, le RMLE version 1943 eut à se définir par rapport à cette légende héritée. Au-delà de la transmission de l’emblème du 3e REI, ancien drapeau du RMLE de la Grande Guerre, la continuité des symboles est évidente : le nom est conservé, la référence aux anciens est permanente et l’affichage de marques légionnaires classiques, képi blanc, ceinture bleue et barbes fournies, marque un style auquel le lieutenant-colonel Gaultier, commandant en second puis par intérim, n’est pas étranger. Toutefois, si l’envie des individus et de l’institution de relever l’héritage est présente, l’opportunité reste différente. Engagés au feu en novembre 1944 dans la région à l’Est de Besançon, les Combat Command dont le RMLE forme l’infanterie connaîtront trois phases majeures de combat : la saisie du seuil d’Alsace en novembre 1944, la libération de la poche de Colmar en janvier et février 1945, et enfin la campagne d’Allemagne en avril et début mai 1945. Malgré un taux de pertes très important (1 841 officiers ou hommes de troupe tués en moins de quatre mois effectifs en première ligne) et un comportement au combat irréprochable, le RMLE version 1945 n’eut le temps matériel d’obtenir « que » deux citations à l’ordre de l’armée, la première pour les combats en France, la seconde pour leur poursuite en Allemagne du sud. Ajoutées à la citation héritée du 3e REIM sur le djebel Mansour en 1943, ces récompenses amènent donc le drapeau du régiment à arborer un total de 12 citations, toujours visibles sur la cravate du drapeau du 3e REI à Kourou. Aussi, c’est très naturellement que les rééditions du Livre d’or de la Légion étrangère en 1955, 1976 et 1981, ont toutes repris la thèse de la filiation par le nom et par les honneurs entre les deux RMLE et la plupart des auteurs la considère désormais comme intangible.

Dans le même ordre d’idée, les deux RMLE se rejoignent par l’édition, à 20 ans d’intervalle, d’un livre d’histoire-bataille, rédigé sous forme d’une chronique, améliorée de témoignages et enrichie d’illustrations originales. Pour le RMLE 1915, il s’agit de l’Historique du RMLE, édité à Paris en 1926, préfacé par René Doumic, secrétaire perpétuel de l’Académie française, illustré par le légionnaire Durieux, d’origine canadienne et pour celui de1943, de La grande équipe 21, illustrée par le dessinateur Alo22, père d’un officier du corps ayant eu l’autorisation de suivre l’unité de son fils comme reporter de guerre. Dans ces deux ouvrages, malgré l’apparence officielle du texte, les épisodes de combat successifs sont mis en perspective à l’aune des beaux gestes.

La durée de la Première Guerre mondiale est compensée par la succession rapide des actions de la Libération et les quatre mois de combat autour du Rhin donnent le choix d’un ensemble convainquant de gloires individuelles et collectives. Que dire en effet du légionnaire brancardier, artiste allemand23 déjà quadragénaire dont la tête est mise à prix par les nazis pour son anticonformisme abstrait et qui perd une jambe en secourant un camarade lors des combats devant Belfort ? N’était-il pas si éloigné de cet autre légionnaire, écrivain suisse24 qui laissa la main droite dans les combats de Champagne ? Que dire de ce caporal espagnol25 qui rapporte le souvenir de ses combats couchés sur la plaque moteur d’un char Sherman, survivant à la destruction de plusieurs d’entre eux et poursuivant le combat, encore et encore ? N’est-il pas l’héritier de cet autre caporal espagnol26, décoré de la Légion d’honneur pour avoir conquis, à la grenade et avec deux camarades seulement, près 600mètres de tranchée à eux seuls ? Que dire de cette fille de diplomate27, infirmière volontaire et chef du service social de la division dont le courage, tant en 1940 sur la Meuse qu’en 1944 en Alsace, sera récompensé par des citations, mais surtout le titre exceptionnel de vivandière d’honneur ? N’est-elle pas fidèle à l’esprit de dévouement de l’aumônier Gas du 2eRM/1erRE puis du RMLE, cité pour son comportement auprès des blessés sous le feu ? Que dire enfin des commandants des bataillons des deux RMLE, quasiment tous tués ou blessés, du chef de corps, mort d’épuisement en1945 pour avoir préféré conduire son régiment au combat plutôt que de quitter ses hommes pour la sécurité d’un sanatorium, ou de celui de 1917, mort au combat, affreusement mutilé par l’arrivée d’un obus de gros calibre ?

Les sacrifices, les actions, les circonstances ont été tout aussi pénibles que dans d’autres régiments, mais par l’écriture de sa propre geste et le choix de l’histoire racontée par le biais de chacun de ses acteurs, le RMLE 1943 communie avec l’esprit des récits de son ancien de 1915. La défense d’une ferme à Ochey en novembre 1944 devient l’action de la « ferme Camerone », et peu importe si le récit se confond parfois avec celui de la saisie du bois d’Hangard en avril 1918. Sans tomber dans l’affabulation, le récit de La grande équipe et les témoignages ultérieurs parviennent à isoler des exemples exaltants qui montrent autant de souffle épique et émouvant que les récits hérités de la Grande Guerre. Dans l’esprit comme dans les lettres, les RMLE se rejoignent donc, pour additionner leurs gloires respectives, dans une chronique historique où les non-dits ne sont jamais très lointains et où l’historien prend souvent plaisir à relire le texte savoureux par ces omissions pieuses. Jamais négatif pour les unités voisines, le récit est cependant concentré sur une exaltation de la communauté légionnaire au combat et s’attache à rendre compte des meilleurs aspects de leurs comportements au feu.

Unis par le nom et par l’esprit, les RMLE ont été les acteurs de deux guerres fondamentalement différentes, conduites dans des contextes opérationnels, politiques et humains opposés. Ils ont néanmoins symbolisé, chacun à leur tour, l’effort de toute la Légion étrangère pour participer à l’engagement principal de l’armée française sur le sol de la métropole. En contradiction avec la loi de création de la Légion et son ordonnance d’application, ce paradoxe est suffisamment marquant pour que certains auteurs se soient pris à rêver que, sous l’Arc de triomphe, l’Inconnu aurait pu être un étranger !28

Notes

1  Décret du 3 août 1914 relatif aux engagements dans les régiments étrangers pour la durée de la guerre.

2  On retiendra, entre autres, l’Appel à tous les étrangers amis de la France, rédigé le 29 juillet notamment par Riccioto Canudo et Blaise Cendrars, et publié dans l’article de Georges Casmèze dans le New York Herald, le 3 août 1914.

3  Association francophile fondée en 1909 à Liège.

4  Bataillons 1 à 6 du 1er régiment étranger (RE) et bataillons 1 à 6 du 2e RE.

5  Service historique de la Défense, archives de la guerre (SHD/GR), 6 N 21, affaire du 18 juin 1915.

6  « Italie 4 913, Russie 3 393, Suisse 1 467, Belgique 1 462, Autriche-Hongrie 1 369, Allemagne 1 072, Espagne 869, Liban-Syrie 592, Luxembourg 541, Arménie 500, Amérique 200 (tous pays) », in Les volontaires étrangers enrôlés au service de la France, M.-C. Poinsot, Berger-Levrault, Paris, 1915.

7  SHD/GR, 26 N 861, JMO du 2e RM/1er RE. 50 officiers et 1 889 hommes hors de combat sur un effectif théorique de 75 officiers et 3 822 hommes.

8  Ordre 102 de la 10e armée du 8 septembre 1915 et ordre 478 de la 4e armée du 30 janvier 1916.

9  Note 30 du GQG du 1er juillet 1915.

10  Note 1402 du GQG du 4 juillet 1915.

11  71 officiers et 3 172 hommes de troupe.

12  Notamment les EVDG de confession juive stationnés au camp de Bedeau et employés au sein d’un éphémère bataillon de pionniers israélites lors de la campagne de Tunisie.

13  Épisode aussi connu sous le nom d’accords d’Anfa (14 au 24 janvier 1943).

14  Note 1534 EMGO/I-O du 2 juin 1943.

15  Suite à une crise majeure des effectifs fin 1916, les brigades d’infanterie sont dissoutes et remplacées par l’infanterie divisionnaire (ID). Par cette réforme de structure, les divisions d’infanterie à deux brigades de deux régiments chacune perdent un régiment d’infanterie. Un régiment d’infanterie sur quatre disparait alors de l’ordre de bataille par dissolution.

16  ... ou pour que rien ne transparaisse, les membres de la commission de contrôle germano-italienne en avaient fait les frais pendant près de deux ans (NDA).

17  Le 1er bataillon est l’unité de tradition du 1er REI, le 2e celle du 2e REI, le 3e celle du 3e REI (cf. note 14 supra).

18  Plus connue en France sous son calibre en millimètres : 12.7.

19  Témoignage du capitaine (TE) Antonio Yzquierdo (1922-2001) dans Képi Blanc, mai 1993.

20  Fête de la Légion étrangère célébrée le 30 avril.

21  La Grande équipe, Chronique du régiment de marche de la Légion étrangère 1943-1945, éd. Le Prat, Paris, 1946, 162 pages.

22  Charles-Jean Hallo dit Alo (1882-1969), peintre et illustrateur, connu notamment pour ses affiches de la société ferroviaire PLM.

23  Hans Hartung (1904-1989).

24  Frédéric Sauser, alias Blaise Cendrars (1887-1961).

25  Témoignage du capitaine (TE) Antonio Yzquierdo (1922-2001) dansKépi Blanc, mai 1993.

26  André Arocas, EVDG matricule 16 842, quatre fois cité, chevalier de la Légion d’honneur le 30 septembre 1917.

27  Qui n’est autre qu’Edmonde Charles-Roux (née en 1920), femme de lettres et présidente de l’académie Goncourt.

28  Poème du capitaine Pascal Bonetti, 1920.

Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Guyot , « D’un régiment de marche de la Légion étrangère (RMLE) à l’autre, répétition ou évolution de l’histoire ? », Revue historique des armées, 265 | 2011, [En ligne], mis en ligne le 16 novembre 2011. URL : http://rha.revues.org/index7340.html. Consulté le 02 avril 2012.

Auteur

Philippe Guyot

Ancien officier rédacteur du Service historique de l’armée de Terre, formé par la suite à l’Institut national du patrimoine, il est le conservateur du musée de l’artillerie de Draguignan depuis 2010, après avoir été celui du musée de la Légion étrangère. Fort d’une expérience de treize années au sein des unités d’infanterie de la Légion, à Castelnaudary, Mururoa, Nîmes et Kourou, il a publié, seul ou en équipe, plusieurs ouvrages et articles, largement orientés sur l’histoire quotidienne de la Légion.


Traduction

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