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L’éloquence philosophique du légionnaire

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mardi 6 juillet 2010, par Philippe-Joseph Salazar

Là, devant moi, un énorme in-folio, fabriqué de quatre gros cahiers Clairefontaine, couvertures agrafées dos à dos. Un titre, tapé à la machine, sur la reliure artisanale en plastic rouge, et qui évoque les balbutiements d’un apprenti philosophe découvrant la force nerveuse des mots : « Phénomènes des cours de philosophie de Charles Cambe – Année 1971-1972 ». Charles Cambe était mon prof’ de philo au lycée de Tarbes. Il était colonel de la Légion.

Crâne rasé, verbe calme et tranchant, gouailleur avec les cancres (je n’en étais plus) qui fréquentaient les bars à filles de cette ville naguère de garnison, sarcastique avec les bons de la Terminale A1 (je n’en étais pas) dont il savait qu’ils cesseraient de faire semblant de penser une fois le bac décroché, il arrivait en classe, le jour de cérémonies militaires devant le monument aux morts gravé d’éloquence lapidaire - NI HAINE NI OUBLI -, portant son uniforme de sable ; il posait son képi sur le bureau lui-même légèrement surélevé par une estrade ; il nous regardait, faisait l’appel et commençait d’une voix régulière, posée, sans aucune trace d’accent pittoresque, comme il se doit d’un moine de la République une et indivisible, une voix pleine et franche - « dynamique » serait le mot juste. En Terminale A2, celle des moins bons, le prof’ était un yéyé qui tirait sur son clope, faisait parfois la classe sur le pavé du préau, tutoyait ses élèves et qui, s’il avait eu le courage de ses convictions à la Jacques Dutronc, aurait fait crac-boum-hue avec eux, et leurs copines ; mais c’était un jeu d’apparences car, la seule fois où notre colonel avait dû s’absenter, pour aller rendre hommage à un de ses hommes et lever son verre « pour la poussière », le yéyé de l’A2 avait repris le cours exactement au point où le légionnaire avait laissé tomber sa voix pour aller prononcer son éloge funèbre, et cette reprise fut sans couture apparente. Ils s’étaient réparti les rôles. Ne jamais se fier aux apparences ni à l’habit, fût-il de sable ou de yéyé, qui ne fait pas le philosophe.

J’ouvre le premier cahier et commence à lire le chapitre I (mon in-folio artisanal en compte 41), à la date du 16 septembre 1971. J’avais compris, immédiatement, que je devais à la philosophie de transcrire la vive voix : « stupide » disaient les bons de la classe, mais stupéfié au sens divin du mot stupor, cette impression qui frappe l’esprit devant un événement inouï ; je pris l’habitude de prendre des notes verbatim et in extenso, technique d’art de mémoire profondément rhétorique, apprendrai-je plus tard ; habitude que j’ai gardée et qui me remet encore dans l’oreille la parole languissante de Barthes, comme si j’y étais, ou celle des remarques abruptes de Levinas. Mon gros in-folio répétait, sans que je l’eusse deviné car j’étais ignorant, la technique très ancienne des recueils de phrases et des livres de citations, sources de l’invention chez les grands rhéteurs, de l’Antiquité à la Contre-Réforme, et de la transmission du savoir de bouche à oreille, depuis le premier acte mythique où Apollon, dieu de la parole, cracha dans la bouche de son premier devin.

Voici l’entame de mon premier cours de philosophie : « La sensibilité. La connaissance sensible est la connaissance acquise par les sens. L’attitude philosophique consiste à s’arrêter en face de faits qui vont apparemment de soi ; attitude de tout le monde. Il ne faut pas confondre le sens et l’organe : un sens est le pouvoir d’éprouver une certaine catégorie de sensations ; un organe est un ensemble de cellules nerveuses ‘terminales’ (et là je me souviens d’un bref éclat de regard, derrière ses fines lunettes cerclées d’or : le colonel aimait l’ironie), sensibles à certains phénomènes ». Voilà comment, à seize ans, cheveux longs et puceau, j’entrai en philosophie. Je n’en suis plus sorti (de la philosophie, cela s’entend). A seize ans, un véritable coup de foudre pour la parole philosophique, l’éloquence de l’esprit : durant un an, le colonel Charles Cambe me mena, en 41 étapes, le long d’un parcours initiatique dont les grands modèles sont, dans l’Antiquité, la Table de Cébès et à notre âge classique les Délices de l’Esprit, lorsqu’un maître devise en philosophant et conduit un jeune homme de lieu d’intelligence en lieu de méditation, stimulant le désir d’en savoir plus par l’aiguillon de sa seule parole ; et lui fait découvrir à chaque porte franchie un nouvel émerveillement de l’intellect afin qu’ une fois sorti le jeune homme sache « bien savoir conduire sa vie ». Son éloquence donc me mena et me fit percevoir ce que je fus destiné à devenir.

On imagine mal, maintenant, alors que tout conspire à anéantir l’esprit critique des lycéens, maintenant que règne chez les adultes le culte du mot clef (« rilance », tout neuf, nul comme un cent d’euro), on imagine mal le cours de vie qu’étaient ces cours de philosophie, ceux du colonel comme ceux du yéyé de la Terminale A2 : on nous apprenait à chevaucher des cavales rétives et des étalons sauvages. Dehors, passe, j’entends le bruit de leurs sabots, alors que j’écris cette chronique, une horde de chevaux qu’on rentre au haras, non loin du même lycée. Sous le coup de cette parole philosophique, chaque jour, durant plusieurs heures, au timing le plus juste de la matinée, quand nous étions éveillés dans l’état le plus vierge et le plus séminal de nos seize ans, le colonel voulait faire de nous des cavaliers et des étalons.

La suite même des cours est une leçon sur la puissance formatrice de la philosophie, mise au sommet de notre éducation lorsqu’au moment même où l’Etat se sépara de l’Eglise la République supprima la rhétorique pour lui substituer la philosophie. Mais, simplement, une éloquence plus haute supplanta une éloquence devenue trop littéraire. Qu’ils étaient éloquents, et beaux, nos professeurs de philosophie ! Ils avaient endossé le manteau des grands prédicateurs, pour éduquer, vraiment éduquer, les apprentis citoyens.

Je vous donne le plan du cours du colonel Cambe : majestueusement, cheminant vers le sommet de la montagne, comme dans la Table de Cébès, nous passâmes de la connaissance sensible à l’inconscient, puis à la mémoire (ah ! le passage sur « la reconnaissance agie, la reconnaissance sentie et la reconnaissance pensée », si seulement on pesait ces simples définitions en politique), et à l’imagination, ensuite au langage et aux signes. Deux mois s’étaient écoulés. Un gros cahier. En novembre, alors que les Pyrénées virent au gris et au pluvieux, un cran, une marche, un progrès pour rompre la mélancolie : voici, coup sur coup, le concept, le jugement, le raisonnement, la connaissance scientifique, les mathématiques, les sciences expérimentales, les mathématiques appliquées, les sciences biologiques, l’histoire et le devenir historique (je relève : « un document est soit un vestige, soit un témoignage »… eh oui, aussi simple que cela, mais il lui fallut vingt pages de notes, au colonel, son képi sur le bureau, pour nous faire percevoir la valeur de cette distinction), le fait sociologique et, presqu’au sommet de la montagne, la porte éclatante, celle de perle et d’ivoire comme disait, je crois, Homère : la Vérité (je m’étais allé à y mettre une majuscule, on devait alors être avant les vacances de février). A la reprise, il nous parla de l’habitude, de la volonté, du plaisir et de la douleur, de l’émotion, de la passion (je lis : une passion est ou « dominante, ou dominatrice ou exclusive » : tout un programme !) suivi d’une glissade presque barthésienne, inattendue chez le légionnaire, sur « la vie d’une passion ». La Terminale A1, quand les marronniers commençaient de verdir, écoutait le colonel Cambe deviser sur la morale, le devoir, la responsabilité, les sanctions, et puis sur les écoles de morale antiques, Kant, l’utilitarisme et « les philosophes de la vie », enchaînant sur Nietzsche (« Vous n’engendrerez point ! », « ce qu’il y a de grand dans un homme c’est qu’il est un pont et pas un point d’arrivée » ; « être homme c’est se surmonter »), enfin Bergson, Sartre et Marx : « Rétablir la DIGNITE de l’homme c’est détruire l’aliénation du travail » - là, j’avais osé des majuscules pour tout un mot, le colonel avait dû ôter ses lunettes cerclées d’or, les poser sur la table, et accentuer le terme.

Alors vinrent, à l’approche de la fin des classes, trois surprises car, après un an de fréquentation quotidienne, nous nous étions tous fait une idée du colonel-philosophe : les cancres nous assuraient l’avoir vu au bordel, les bons affirmaient qu’il ne fumait jamais (étonnant à l’époque), d’autres parlaient à mots couverts de sa femme (une de ces grandes beautés à la Dominique Sanda, venues des colonies, que je ne rencontrai qu’une seule fois) : il nous jeta au visage, comme on vous lance un défi, trois cours, rapides et lumineux, car nous étions alors aguerris et pensions aller au pas de charge. D’abord deux leçons sur la beauté et sur Dieu – lui ? nous parler du beau et de Dieu ? Il fallait nous désarçonner. De la beauté, je lis : « Beau, ce mot vient de bellus, diminutif de bonus. Bellus est familier et était employé à l’égard des femmes et des enfants, « joli » ; adressé à un homme c’était très, mais très, péjoratif, vous voyez ce que je veux dire, pour un homme on disait pulcher ». Le colonel, nous ayant égayés, passait alors aux choses sérieuses, point par point, et nous ayant élevé l’âme vers l’esthétique il allait, systématiquement, comme à la manoeuvre, nous mettre sous les yeux de l’esprit toutes les preuves de l’existence de Dieu, déployées a priori et a posteriori. Face à face, sur l’échiquier de la vie, le plus fort des dilemmes qui se pose à un homme qui doit « se surmonter » : par les sens, ou par la transcendance ? Histoire de dire : tout ce que je vous ai enseigné est maintenant à tester contre cette double possibilité. Pesez ! Pensez ! Car « se surmonter » c’est être libre. Et devinez quel fut son cours d’adieu aux armes , la dernière surprise du légionnaire-philosophe, doigt sur la couture du pantalon ? La Liberté. « Vous êtes libres de juger ». Beau travail !

Il me souvient de lui avoir rendu visite, chez lui, avant les épreuves du bac. Il a signé mon gros cahier artisanal, 8 juin 1972, sans dire un mot. Il m’a seulement demandé comment allait mon père. Je l’ai revu une fois, une fois seulement, quand j’ai intégré à la rue d’Ulm, en juillet 1975. Je suis allé le remercier de m’avoir formé, lui avouant que, souvent, à Louis-le-Grand, je rouvrais mon gros cahier pour retrouver la bonne voie, la rectitude, la joie même de penser. Il m’a dit : « Salazar, vous auriez dû faire Saint-Cyr. Un Ricard ? ».

Charles Cambe, colonel, légionnaire, philosophe, est mort en juillet 2005. Tant que la République se tient à la hauteur de ces professeurs-là, lui comme le yéyé de la Terminale A2, et qu’elle se maintient à hauteur de cet enseignement-là, de cette éloquence-là, cette République aura des « valeurs ». Où est la source de la crise et du déchoir de la République ?

Je cède la parole au colonel, et c’est l’ultime phrase de mon gros cahier : « Cette notion de liberté fondamentale qu’est la liberté de vouloir est le plus souvent un mot. Généralement pour l’homme non-philosophe la « vraie » liberté, celle qui a un sens, c’est l’ensemble des libertés d’agir ». Cette République est-elle devenue seulement cela : une somme de libertés d’agir, et sa revendication stridente la seule « éthique » valable, depuis la tête de l’Etat jusqu’au simple citoyen ? Quand allons-nous enfin nous « surmonter » ?


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